En attendant le compte-rendu de l’ensemble du très beau week-end organisé par le Comité de la Jupe à l’Abbaye Sainte Marie de Maumont en Charente, et après vous avoir transmis sur e-diocese.fr le texte de la première intervention du samedi matin, voici ci-dessous la dernière contribution (le dimanche soir) de ce temps de partage autour d’Oser un corps libéré.

Sylvaine Landrivon abordait le sujet du corps à partir du roman Pleine et douce de Camille Froidevaux-Metterie, et pour ne pas en divulgâcher le contenu, elle a exposé ce qui sous-tend ce roman, à savoir l’essai Un corps à soi, de Camille Froidevaux-Metterie, Paris, Seuil, 2021, 382p.

Premier temps : présentation du roman Pleine et douce par Camille Froidevaux-Metterie elle-même :

https://www.facebook.com/watch/?v=3114001242236158

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Dans une perspective égalitariste, Élisabeth Badinter, Christine Delphy, et d’autres ont dénoncé le risque de ranimer le « brasier patriarcal » en réinvestissant la corporéité des femmes. C’est là qu’intervient l’originalité de la position de Camille Froidevaux-Metterie à laquelle celles et ceux qui me connaissent savent que j’adhère. Mais cette position est délicate car comme le note cette philosophe : « toute tentative pour penser la matérialité sexuée de la corporéité féminine subit aussitôt l’accusation d’essentialisation sous le feu de trois critiques » qu’elle répertorie ainsi (p.21) :

  • le refus de spécifier d’aucune façon l’existence des femmes (universalisme),
  • le rejet de l’hétérosexualité obligatoire et de ses implicites corporels (matérialisme lesbien),
  • la volonté de s’extirper du cadre binaire féminin/masculin (études de genre/queer). »

Face à cela, elle soutient –et moi avec elle-, qu’il doit être possible de penser le féminin selon une démarche féministe en évitant l’ornière essentialiste, mais à condition de bien distinguer ce qui relève de la féminité et ce qui appartient au féminin au sens phénoménologique du terme. La féminité adhère au « projet patriarcal tel qu’il est imposé aux femmes depuis les origines » en termes de disponibilité sexuelle, de dévouement maternel et de subordination sociale. Mais, le féminin n’est pas la féminité ! Camille Froidevaux-Metterie propose de définir le féminin « comme un rapport à soi, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps alors que « le masculin désigne un rapport à soi, aux autres et au monde faisant abstraction du corps », car les hommes n’ont pas à pâtir du fait qu’ils ont un corps sexué.

Son livre aborde le sujet par la dimension phénoménologique, et elle souligne que « ce que sont devenues les femmes depuis qu’elles ont pris le contrôle de leur corps procréateur est si radicalement nouveau qu’il faut imaginer de nouveaux outils conceptuels pour en saisir la portée (p.27). Et comme elle place le féminisme dans le domaine du politique, elle admet qu’il soit « pluriel et conflictuel ».

Le premier chapitre reprend l’histoire des femmes par rapport à leur corps. Camille Froidevaux-Metterie alerte sur les dérives des héritières de Simone de Beauvoir et son objectif est de révéler les implications aliénantes de la corporéité pour penser ensuite les voies d’une émancipation pleinement incarnée. Pour cela elle se fonde sur Iris Marion Young, une figure importante de la philosophie politique féministe américaine de Chicago (1949-2006).

Elle note le passage par l’oubli de leur corporéité, incontournable à la libération des femmes, mais oppose à cette tendance celle d’un « féminisme gynocentrique » qui veut retrouver les valeurs positives associées au corps féminin, bien consciente toutefois du danger d’une dérive essentialiste. Et c’est là tout son sujet : « comment penser le corps des femmes dans ses dimensions spécifiquement sexuées sans tomber dans l’ornière essentialiste ? Comment articuler l’idée que la subjectivité féminine est indissociable de la corporéité (…) tout en gardant la perspective de la destruction des ressorts patriarcaux de la soumission féminine » (p.89).

La suite du livre s’intitule « Déjouer le drame féminin et se réapproprier nos corps ».  L’autrice va cheminer selon les phases de l’évolution des corps et commence par la naissance et l’enfance féminine dans « un corps empêtré ». Ce corps « empêtré » que décrit l’autrice se révèle dans la manière dont bougent les filles qui intègrent tôt des stéréotypes comme par exemple l’impossibilité pour les femmes d’être des corps puissants.

Vient ensuite « le corps objectivé », un corps féminin qui se définit par sa fonction procréatrice et qui fait que pour les filles, sexuation devient synonyme de sexualisation. Froidevaux-Metterie explique qu’il ne va pas de soi « d’être un corps féminin, et c’est un leurre de s’imaginer pouvoir vivre comme si nous n’en avions pas » (p.174). Des expériences spécifiques constituent la vie dans un corps de femme, et d’abord tout ce que véhicule la perte de la virginité. Elle dénonce un corps qui devient objet face à la puberté masculine toujours gratifiante.

L’autrice aborde ensuite longuement le sujet de la menstruation. Comme l’écrit Françoise Héritier dans Masculin/Féminin, ces règles qui sont « incontrôlables » constituent pour les femmes une inégalité qui constitue la source de la « valence différentielle des sexes ». Il y a « d’un côté, l’activité de ceux qui décident de l’émission du liquide séminal, de l’autre, la passivité de celles qui ne peuvent que subir l’épanchement corporel ; d’un côté le solide et le permanent, de l’autre la fluidité et l’instable ; d’un côté le supérieur et le dominant, de l’autre l’inférieure et la soumise » (p.152).

Contre Beauvoir pour qui les femmes sont légitimes dans la sphère sociale mais en faisant disparaitre les caractéristiques féminines associées à leur corporéité, elle fait intervenir Young pour qu’apparaisse enfin une facette positive à l’expérience vécue des règles, car trop souvent « le prix à payer pour qu’une femme soit acceptée comme normale, c’est de rester cachée dans un placard en tant que personne menstruée ». Et l’autrice note au passage que « la métaphore du « placard menstruel » a ceci de commun avec celle du placard homosexuel qu’elle symbolise la puissance du contrôle social qui génère honte et discriminations (p. 162).

Il s’agit désormais de reprendre possession de son corps, y compris contre « ce long déni du corps des femmes véhiculé par un féminisme soucieux de construire une égalité en principe générique mais en réalité conçue sur le modèle de la corporéité masculine[1] » (p.165).

Mais toujours ce corps sexué entre dans le domaine sexuel et court le risque de devenir un « corps à disposition », ce qui constitue le chapitre suivant du livre. L’autrice alerte sur le fait qu’aussi longtemps que la sexualité sera placée sous le signe de l’irrespect et de la violence, « il n’y aura que la ruine des corps qui auront été traités comme des objets et la dévastation des vies qui auront été volées » (p.178). Elle dénonce le fétichisme de la virginité qui, dans toutes les civilisations, « reste synonyme de contrôle social sur le corps des femmes et d’emprise masculine sur leur sexualité » (p.178).

Le chapitre sur le corps de désir refait l’historique du rapport des femmes au plaisir. Camille Froidevaux-Metterie conclut en disant qu’il s’agit de « permettre aux femmes de connaître ce que tous les individus sont en mesure d’éprouver, la joie du corps exultant, et d’affirmer la légitimité d’une capacité de jouissance dont seuls les hommes ont jusqu’à présent pu tirer les bénéfices, tant personnels que sociaux. Il s’agit d’en terminer avec des siècles de négation du désir et d’entraves à la jouissance des femmes, préalable au déni de leur créativité et au bannissement de leurs aspirations sociales. Et il s’agit de le faire non pas en clamant un quelconque droit au plaisir ni en inventant de nouvelles injonctions, mais en suivant ce précepte féministe de base qui consiste à accepter l’ouverture maximale des possibles en érigeant le consentement en pierre cardinale de la sexualité. » (p.260).

Il n’empêche que le corps féminin est celui qui porte les enfants, et à ce titre la maternité a été la cage la plus efficace pour enfermer les femmes. C’est ce thème qu’aborde le chapitre 9 intitulé : « le corps procréateur ».

Il faut mesurer la libération apportée (aux femmes occidentales des classes favorisées) par la contraception chimique dans les années 1970. Cependant la maîtrise de leur procréation n’a pas immédiatement accordé aux femmes le statut d’individu moderne libre. Les discriminations et les violences persistent.

Dans le paragraphe consacré à « l’épreuve du réel maternel », l’autrice décrit à travers son vécu, à quel point la mal nommée « fausse couche » du premier trimestre peut être terriblement douloureuse. Dans le déni social qui l’accompagne, il faut traverser un « deuil sans rituel ni reconnaissance ». Il faut affronter en sus un incroyable sentiment d’échec : « la grossesse était fausse, je n’ai pas su la réaliser » (p.282). L’autrice a eu quatre grossesses et deux enfants ; mais qui compte les grossesses demande-t-elle ? Personne.

Concernant l’accouchement et la maternité, Camille Froidevaux-Metterie note que longtemps « les féministes se sont désintéressées de l’expérience vécue (…) longtemps il n’a plus été possible de penser l’engendrement dans une perspective féministe sous peine de subir un fort soupçon de différentialisme quasiment synonyme d’anti-féminisme » (p.292).

Le dernier chapitre du livre traite du « corps sous les regards ». Regard des hommes et regards des autres femmes. Le corps sous les regards est aussi le corps qui vieillit. Là encore Simone de Beauvoir décrète qu’une femme ménopausée est condamnée à n’être plus rien puisque dépouillée de sa féminité, et : « il lui reste à vivre, privée de tout avenir, environ la moitié de sa vie d’adulte » (p.345). A ce stade, la femme change de statut et on parle dans toutes les langues de « retour d’âge ». Elle tombe « dans le registre de la déficience et de la dégénérescence » (p. 353) et doit intégrer toutes les représentations dépréciatives qui leur sont proposées et que tout contribue à leur renvoyer : la science, les miroirs… L’autrice pense que la condition pour que les femmes puissent « basculer d’une appréhension angoissée et négative du tournant de la cinquantaine à une conception assumée et positive, c’est que la parole féminine se répande et que les expériences se partagent. » (p363). En effet, elle a repéré à juste titre que si les mères parlent à leurs filles jeunes des règles qu’elles auront, plus rien ne sera échangé avec leurs filles adultes, sur la période où elles vont disparaître. Et elle constate avec le psychanalyste Sylvain Mimoun que « les hommes font comme s’ils avaient le temps et que le temps avait moins de prise sur eux. Leurs références temporelles sont extérieures à leur corps. » (p.365).

La misandrie[2] pour l’autrice est le moteur originel et nécessaire de la libération des femmes mais elle n’est pas synonyme de guerre des sexes. « Elle implique que les hommes opèrent leur mue féministe, ce qui suppose d’abord qu’ils acceptent la misandrie pour ce qu’elle est ; la désignation claire et frontale des responsables de la reproduction patriarcale dans nos sociétés » (p.374). L’autrice invite alors à « un enrôlement des hommes dans le projet de transformation féministe du monde » qui en finirait avec « la conception hiérarchiquement sexuée du corps, surdéterminant et aliénant quand il est féminin, neutre, et valorisant quand il est masculin (p.376).

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[1] Camille Froidevaux-Metterie, Un corps à soi, Paris, Seuil, 2021, 382p., p 165.

[2] Inverse de la misogynie, la misandrie se présente comme un rejet des hommes

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