« Et Marthe servait »

https://youtu.be/R22c5MwT6qI  Partie 1 du Commentaire de  Sylvaine Landrivon mis en scène par Claire Conan Vrinat

https://youtu.be/hRFYpr9tA6g   Partie 2 du Commentaire de  Sylvaine Landrivon mis en scène par Claire Conan Vrinat

(visuel d’illustration de Macha Chmakoff)

Si la tradition catholique a parfois interprété le comportement d’une femme pour valoriser celui d’une autre, c’est bien souvent Marthe qui en a fait les frais.

Deux évangélistes, Luc et Jean le mettent en scène au moment du dernier miracle, -que Jean nomme « signe »-, réalisé par Jésus. Chez Jean, nous sommes au chapitre 11 et, de « signe » en signe, Jésus se rapproche de l’inexorable. Ce temps est le dernier de son cheminement, et la « résurrection » de Lazare ainsi que les entretiens qui l’entourent vont révéler clairement la relation filiale de Jésus à son Père.

Contrairement à Marie de Béthanie, sa sœur Marthe se présente comme un personnage souvent incompris, peu et mal commenté, alors qu’à travers ses échanges avec Jésus, tout sera annoncé et reçu de ce qui constitue une profession de foi en plénitude. Le miracle réalisé par le retour de Lazare à la vie en deviendrait presque anecdotique : il ne fait qu’illustrer l’enseignement transmis par le dialogue entre Jésus et Marthe.

Si nous examinons le texte de près, nous allons découvrir que dans cette rencontre, tout va être axé sur la manière de croire (le verbe pisteuô est utilisé huit fois dans le chapitre 11 de Jean), et c’est Marthe qui va devenir le support de cet enseignement de la foi où se dévoile le cœur de la christologie johannique.

Or c’est le plus souvent à partir de l’évangile de Luc que Marthe est présentée. Et elle l’est généralement pour valoriser le rôle de sa sœur Marie, bien plus conforme au modèle promu par la tradition : celui d’une femme toute en retenue et passivité aimante.

Que se produit-il donc dans cette aventure à partir de laquelle tout bascule ? Nous sommes en présence de véritables amis de Jésus qui habitent près de Jérusalem, à Béthanie, et qui ont l’habitude de l’accueillir. Jésus, pour sa part, s’est éloigné de ses adversaires qui le pourchassent. Mais la maladie de Lazare va l’arracher à cette retraite, et d’ailleurs Jésus sait qu’il est temps pour lui d’affronter son destin.

Comme lors du premier signe, à Cana, Jésus ne semble pas être à l’initiative de l’événement qui le met en mouvement. A Béthanie, ce n’est plus sa mère qui le sollicite mais tout se passe comme si le caractère affectif devait jouer le rôle de moteur de son action ; ce sont ici les liens d’amitié qui sont soulignés à plusieurs reprises. Il importe de repérer la spécificité de cette médiation car non seulement elle incite Jésus à effectuer un saut qualitatif dans son parcours : il sait qu’en accédant à la demande des deux sœurs au service de la vie de leur frère -Lazare-, il engage sa vie, mais cette demande va servir de support à une révélation christologique sans équivalent.

Nous avons esquissé la qualité des liens que Jésus entretient avec les membres de cette famille de Béthanie et il n’est pas certain qu’il faille interpréter le choix des verbes « aimer » utilisés dans ces premiers versets comme de simples effets de style pour éviter une répétition. En effet, s’agissant de la relation d’amitié avec Lazare, le narrateur emploie le verbe philéô (v 3) alors qu’au verset 5 évoquant Marthe et sa sœur, c’est le verbe agapaô, beaucoup plus radical, qui est choisi. La terminologie chez Jean n’est jamais anodine et nous avons montré ailleurs comment ce jeu entre les deux verbes trouve un nouvel écho au bout de son évangile dans le dialogue entre Jésus et Pierre.

L’exigence d’absolu se manifeste d’emblée avec Marthe, qui va opérer un acte immédiat de foi en Jésus, Fils de Dieu. D’ailleurs dans le quatrième évangile, ce niveau supérieur de relation est illustré par le verbe agapaô qui apparaît comme un privilège féminin qui sera confirmé par l’ultime rencontre entre Jésus et Marie de Magdala. La seule exception à cette forme de suprême reconnaissance concerne sa relation avec le « bien-aimé ». Mais nous savons quel mystère règne autour de ce personnage.

Les individus ont donc été campés dans leurs personnalités respectives et les versets 20 et suivants vont souligner la disjonction entre les deux sœurs sur le plan du récit comme dans la démarche de foi. L’éclairage porté sur Marthe se situe au verset 20, en opposition avec celle de sa sœur. Alors que Marie demeure dans son deuil (assise dans l’espace clos de la maison), Marthe sort à la rencontre de Jésus, dans une action qui pourrait paraître socialement déplacée, puisqu’elle enfreint les règles habituelles de recueillement.

Le texte v 20 à 27 du chapitre 11dit ceci :

Quand Marthe apprit que Jésus arrivait, elle alla à sa rencontre, tandis que Marie restait assise à la maison. Marthe dit à Jésus : “Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort. Mais maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te l’accordera.” Jésus lui dit : “Ton frère ressuscitera” – “Je sais, dit Marthe, qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour.” Jésus lui dit : “Je suis la résurrection. Qui croit en moi, même s’il meurt, vivra ; et quiconque vit et croit en moi ne mourra jamais. Le crois-tu ?” Elle lui dit : “Oui, Seigneur, je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu, qui vient dans le monde.”

Maître Eckhart dans son Sermon 86[1] ne commente pas l’attitude de Marthe à partir de ce qui est mentionné ici mais se fonde sur l’évangile de Luc. Privilégiant l’action qui n’enferme pas dans une attitude convenue, il va montrer l’importance de maintenir sa liberté au cœur du monde visant une perfection qui ne dénigre pas l’humanité de la personne. Il écrit : « Marthe était si accomplie que son action ne l’entravait pas ; son œuvre et son action la conduisaient à la béatitude éternelle.[2] »

Par le modèle de Marthe, il veut illustrer sa réfutation d’une vie libérée des œuvres puisque selon lui, suivre le Christ, c’est agir dans le monde et non demeurer contemplatif. Éric Mangin développe cette posture dans Maître Eckhart et la profondeur de l’intime, citant un passage des Entretiens spirituels : « Je l’ai déjà dit bien des fois : si quelqu’un était dans un ravissement comme saint Paul et savait qu’un malade attend qu’il lui porte un peu de soupe, je tiendrais pour bien préférable que, par amour, tu sortes de ton ravissement et serves le nécessiteux dans un plus grand amour.[3] »

Par l’option de l’action, Marthe choisit d’entretenir le lien entre amour de Dieu et amour du prochain, et elle sera toujours présentée dans une attitude dynamique jusqu’au service décrit au chapitre 12 de l’Évangile de Jean. Les personnages ainsi perçus, nous observons que Marie est moins libre que sa sœur en optant pour une relation qui l’enferme dans une sorte d’autosuffisance. A l’inverse, le choix de Marthe la rend disponible à autrui, active pour sauver son frère, et particulièrement disponible à son Seigneur.

Ces deux attitudes opposées questionnent Élisabeth Parmentier et Sabine Schober sur le choix entre service et dévotion, dans une publication aux accents humoristiques : « Femmes boniches ou femmes potiches, est-ce l’alternative ? [4]»

La tradition a largement instrumentalisé ces deux figures invitant de préférence les femmes à choisir la soumission et le silence de Marie plutôt que le sens des initiatives et des responsabilités de Marthe.

On peut alors approfondir sur le sens de « Marthe servait » mentionné au verset 2 du chapitre 12, car rien ne laisse penser que la tâche de Marthe se résume à la part domestique du « service ». L’emploi du verbe « dièkonei » doit nous alerter. Élisabeth Schussler Fiorenza, et d’autres théologiens désormais à sa suite[5], interprètent ce service dans le sens plein de la diaconie, qui contient toute la dimension de la proclamation chrétienne d’un ministère, comme on la trouve en Actes 6 notamment avec Étienne. Si on considère ainsi le texte, on se trouve davantage en phase avec ce que rapporte l’entretien de Marthe avec Jésus dans toute la force de sa profession de foi, et en consonance parfaite avec la mission de suivre Jésus telle qu’elle est évoquée en Luc 22,27 : « Lequel en effet est le plus grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Or moi, je suis au milieu de vous à la place de celui qui sert. » C’est ce qu’illustrera également Jean lorsque Jésus se levant de table viendra laver les pieds des disciples.

Il convient toutefois d’éviter le piège de l’opposition en termes de confrontation, entre les comportements de Marie et de Marthe. Nous sommes spectateurs de deux manières de croire, mais il ne saurait être montré ici une façon féminine de témoigner opposée à une autre qui serait plus virile. Il existe diverses approches dans la foi aussi bien pour les hommes que pour les femmes sans que ces dernières soient condamnées à des comportements de passivité que rien ne justifie. D’ailleurs contrairement à Luc, Jean n’oppose jamais Marie et Marthe mais montre la complémentarité des deux sœurs.

La force et la sobriété de la confession de foi de Marthe doivent cependant être mises en évidence.

Nous avons vu que Marthe s’est détachée du groupe orienté vers le deuil. Dès ses retrouvailles avec Jésus, elle lui a fait part de son regret et de sa souffrance en même temps que de sa confiance en son pouvoir thaumaturgique. Mais elle dépasse très vite ce stade pour accéder à une véritable déclaration de foi au verset 22 : « maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera ». Cette adhésion situe Jésus avec justesse dans sa relation au Père.

Dans un premier temps, sans espoir de voir guérir son frère, elle confesse sa foi en la résurrection selon l’enseignement traditionnel du judaïsme. Mais le dialogue la conduit beaucoup plus loin et Jésus peut alors confier à cette femme, avec laquelle il partage un amour d’agapè, un lien sans obscurité, l’une des plus grandes déclarations de son pouvoir comme envoyé du Père.

La réponse de Jésus joue sur la possibilité d’un malentendu à propos de la résurrection. Ce stratagème permet d’accéder, au cours du dialogue, à une conception nouvelle de ce qu’est la Résurrection, qui rejoint chacun dans son individualité, et qui révèle Jésus comme sauveur du monde.

Initiés par la célèbre formulation : « je suis (ego eimi) la résurrection », les versets 25 et 26 nous révèlent que Jésus offre dans le présent de la foi, la promesse de la vie, dont la résurrection de Lazare ne sera qu’une illustration. La mort physique n’a pas d’importance. Celui qui croit vit et vivra à jamais.

Afin de vérifier que Marthe a bien accueilli cette leçon nouvelle, Jésus s’en assure par une question : « crois-tu cela ? » Il ne lui demande pas de comprendre cette merveilleuse nouvelle -qui, pour elle comme pour nous, reste un mystère-, mais de « croire ». Et sa réponse est éloquente en ce qu’elle confesse sa foi en celui qui donne la vie : « je crois que TU es le Christ, le Fils de Dieu… ». Elle pose ainsi toutes les bases de la christologie et fait d’elle une disciple d’une acuité que ne possèdent pas les Douze. Seule Marie de Magdala, lors de la rencontre au jardin après la résurrection sera capable d’une égale clairvoyance.

Nous sommes loin de ce que proposait l’attente juive. C’est une autre dimension eschatologique qui se fait entendre ici en reconnaissant Jésus comme Fils de Dieu. Elle est soulignée par le troisième titre donnée par Marthe, « celui qui devait venir dans le monde », qui pointe clairement une messianité qui relie l’au-delà et ce monde-ci.

À l’étude de ce texte, on pourrait prendre pour un excès d’enthousiasme de la part de Marthe cet élan qui surplombe la mort de Lazare, alors que Marie demeure encore dans le deuil. C’est sans doute que Marthe a, en effet, déjà quitté la phase de deuil pour parvenir au-delà, et grâce à l’éclairage de sa foi, elle avance plus vite que sa sœur sur le chemin de la conversion.

Marthe serait-elle la seule à posséder cette acuité dans la compréhension de l’identité du Christ-Jésus ?

D’abord il faut répondre que Marie, la mère de Jésus a montré par son « oui », la force de sa confiance en Dieu. Marie, la sœur de Marthe, dans son attitude plus réservée a bien compris également qui est son Seigneur…

Et par rapport aux disciples ?

Pour M.-J. Lagrange la puissance de la confession de foi de Marthe égale celle de Pierre en Jean 6,69 quand il dit à Jésus : « nous avons cru et nous avons connu que tu es le saint de Dieu » ; mais ne faut-il pas aller encore plus loin et y voir avec Sandra M Schneiders une plus grande plénitude encore dans l’adhésion à Celui qui est, qui était et qui vient ? Car si Pierre prononce ces paroles, c’est après ce qui ressemble à une longue explication ; et sa réponse quand Jésus demande aux disciples s’ils veulent le quitter, commence par demander « à qui irions-nous ? » avant de se « protéger » par une confession collective groupée dans le « nous » des disciples.

L’autre parallèle le plus proche de cette confession de foi de Marthe se trouve dans l’Évangile selon  Matthieu en Mt16, 16 lorsque Pierre déclare à Jésus « tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ». Tous les éléments de christologie sont présents dans cette formulation mais chez Matthieu, Jésus ne développe pas, comme il le fait pour Marthe, jusqu’à se révéler dans le mystère de la Résurrection. Ainsi seules deux témoins, deux femmes : Marthe et Marie Madeleine ont eu ce privilège d’une révélation en plénitude, après celle accordée d’avance à la Vierge Marie. C’est pourquoi l’évangile de Jean impose de considérer autrement que sous les orientations androcentriques habituelles, la manière dont Jésus choisit de déposer son message et le rôle qu’il accorde aux femmes dans la charge de reformuler et transmettre son enseignement.

Nous observons ainsi que non seulement la charge d’envoyée déclinée au féminin n’est pas absente, mais le dépôt paraît théologiquement ancré dans les dialogues avec les femmes qui l’accompagnent, comme si depuis l’annonce de l’Incarnation en passant par la première révélation à Cana et jusqu’à sa Résurrection, le chemin de certitude devait passer par les femmes…

[1] Maître Eckhart, Sermons, traités, poème. Les écrits allemands, Traduction J. Ancelet-Hustache et E. Mangin. Introduction et notes d’Éric Mangin, Paris, Éditions du Seuil, 2015. Ce sermon sur Luc 10,38-41 est repéré Sermon 86 dans l’édition Quint et Steer, et 84 dans l’édition Sturlese.

[2] Maître Eckhart, Sermons, traités, poème. Les écrits allemands, op. cit., p. 515.

[3] Maître Eckhart, Entretiens spirituels, 10, p. 55, cité in Éric Mangin, Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p.131-132.

[4] Élisabeth Parmentier et Sabine Schober « Marthes débordées et Maries silencieuses ? » in, Élisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauriane Savoy (dir.), Une bible des femmes. Vingt théologiennes relisent des textes controversés, Genève, Labor et fides ; 2018, p. 75-93, p. 77.

[5] Dans ce sens, la traduction de la Bible Segond a été révisée en 2007 et ne traduit plus Lc10,40 par Marthe était « occupée aux soins domestiques » mais par « affairée aux nombreuses tâches du service. »

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