TOUT REPRENDRE AU COMMENCEMENT
par sylvaine Landrivon
Les rapports entre hommes et femmes apparaissent dès le tout début de la Bible, au chapitre 2 du livre de la Genèse. Mais notre approche est le plus souvent pipée car la Tradition, aussi bien juive que chrétienne, nous a longtemps enseigné une interprétation très orientée de cette première rencontre. Enfin pas tous les théologiens mais beaucoup d’hommes d’Église.
Il a fallu tout un travail d’analyse de ce texte pour faire apparaître une autre version de ce mythe fondateur, mais elle peine à se faire entendre.
Que lit-on exactement ?
D’abord il y a le verset compliqué de Genèse 1, 27 :
« Dieu créa l’humain à son image, à l’image de Dieu il le créa, masculin et féminin il les créa ».
Comme le rappelle Janine Elkouby[1], le grand penseur juif Rachi explique, au XIè siècle, que Dieu a d’abord créé un humain à deux visages et qu’ensuite il l’a séparé.
Rachi est immédiatement interpellé par la contradiction interne à ce verset que souligne le passage du singulier au pluriel : « À l’image de Dieu il le créa… masculin et féminin il les créa. ». Pour lui, la création de l’homme et de la femme se fait donc en deux temps distincts : dans un premier temps, l’humanité apparaît sous une forme bisexuée, et l’être humain est une création à deux visages. Et ce n’est que dans un deuxième temps que cet androgyne est coupé en deux êtres sexuellement distincts. Il présente même comme une évidence fondamentale le fait que l’homme et la femme sont à la fois semblables et différents, mieux, que leur différence s’ancre justement dans la similitude, sans laquelle ils ne pourraient se reconnaître et que c’est dans cette origine commune et cette différence, que s’enracine la capacité du dialogue et de la rencontre, celle aussi d’être l’un et l’autre en charge du respect de la Loi[2].
Cette interprétation permet de mieux comprendre ce qui va être exposé au chapitre suivant, dans une nouvelle description de la création.
Que dit le chapitre 2 ?
Le verset 7 de ce chapitre nous dit que « Dieu modela l’humain avec la glaise du sol, il insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’humain devint un être vivant ».
Le terme « humain » utilisé ne dit rien d’un sexe quelconque pour ce nouvel être créé. Seule la tradition et les traductions notamment latines ont remplacé le mot « humain » par son dérivé sexué : vir. A cet humain donc, Dieu présente son environnement avec, au milieu d’autres végétations, deux arbres : l’arbre de vie et celui de la connaissance du bien et du mal. Le décor est planté mais… pour la première fois dans son œuvre de création, Dieu constate un hiatus et dit « Il n’est pas bon que l’humain soit seul… il faut que je lui fasse un « ‘èzèr kenegdô ».
C’est là que la traduction et l’interprétation deviennent importantes.
Que souhaite Dieu pour cet adam, -le mot hébreu veut dire « terreux »-, tout juste façonné ? Que veut-il lui adjoindre, avec cet « ‘èzèr » que la plupart des Bibles rendent par le nom commun « aide » ? Plusieurs traductions sont proposées pour reformuler l’expression hébraïque.
Partant du principe que le premier humain est un homme au sens masculin du terme, très vite, les bibles ont traduit le mot ‘èzèr de manière à minorer sa place. Presque toutes les versions consultables aujourd’hui traduisent l’expression par : une aide qui lui soit assortie ou accordée à lui, alors même que l’emploi du mot «aide », rend difficile de le concilier avec celui de « similitude » qui apparaît en même temps. En effet, l’idée d’aide évoque spontanément la qualité d’employé-e, d’adjoint-e, c’est-à-dire d’auxiliaire par rapport à une autre personne, alors qu’un partenaire « assorti », « semblable », « accordé à lui », doit se situer au même niveau.
Mais qui dit que ce nouvel humain est féminin ? Personne. Pas davantage qu’il n’est écrit que le premier est masculin.
Ce qui est écrit en revanche, c’est qu’à partir d’un humain créé seul, et qui ne peut pas réaliser son devenir dans cette solitude, Dieu choisit de donner vie à la relation et d’offrir au premier, un autre être en vis-à-vis.
C’est alors qu’à l’instar de Samuel Amsler dans Le secret de nos origines, il ne devra pas nous échapper, dans ce surgissement d’une dualité au sein de l’espèce humaine, que le rôle d’‘èzèr est celui de Dieu lui-même, quand il est traduit par « secours », ce qui est le cas presque partout ailleurs dans la Bible. (Plusieurs auteurs traitent ce sujet : Marie de Mérode, Jean-Louis Ska…). Nous pourrions même noter avec S. Amsler que si le premier humain est de sexe masculin, c’est alors « le mâle qui se trouve ici en infériorité puisque c’est de lui qu’il est dit qu’il a besoin d’une aide venant à son secours[3] ».
L’interprétation des termes est donc loin d’être anodine…
En outre, comme l’écrit J.-L. Ska, « le secours décrit dans ces textes suppose toujours une intervention qui se déroule non loin de la frontière qui sépare la vie de la mort. Elle est indispensable pour ramener le fidèle dans le monde de la vie. On comprend que ce soit à peu près toujours Dieu qui entre en scène[4] ». En Gn 2,18, Dieu semble donc déléguer cette mission à la créature qui sera la compagne d’Adam, lequel n’est encore que « le terreux » : l’ha’ adam…
Cela signifierait-il que le premier humain se trouve en situation de détresse ? Si nous envisageons cette hypothèse, nous pouvons en détecter la cause dans la première partie du verset 18 : « il n’est pas bon que l’humain soit seul ».
La solitude pourrait, en effet, instaurer la situation la plus délétère pour l’être humain, sur le plan anthropologique aussi bien qu’au cœur de son être même. C’est pourquoi dans son amour infini, Dieu se laisserait toucher par cette solitude de la créature qu’il vient de concevoir jusqu’à lui créer l’« ‘èzèr » qui va lui apporter ce dont il a besoin pour vivre.
Comme le dit A. Wénin dans Pas seulement de pain, le mot « secours » est précis en hébreu biblique et comme nous l’avons vu, il renvoie presque toujours à l’intervention de Dieu pour sauver une vie d’un péril mortel. L’auteur se demande si l’isolement pourrait représenter un tel danger. Il répond qu’à l’évidence oui, du moins si l’on accepte de voir la mort non pas d’abord sous son aspect biologique, mais comme fin de toute relation. Vivre seul revient donc à se trouver dans une situation de mort. Les animaux ont été récusés et seule l’« ‘èzèr », parce que créé de la même « matière » que l’adam, peut combler la solitude dans une relation qui n’est pas fusion, bien que « chair de [sa] chair », mais complémentarité complice.
Ainsi ce terme « ‘èzèr » écarte tout statut d’infériorité et aurait même pu suggérer l’inverse s’il n’était suivi de l’expression kenegdô que l’on peut traduire par « face à face », ou « en face de ». L’adjonction de ce dernier terme vient atténuer la connotation de supériorité à laquelle ce nouvel être pourrait prétendre, pour indiquer la nécessité d’une relation équilibrée entre l’homme et la femme appelés dès leur création à un face à face en toute égalité. Dieu choisit ainsi à partir de ce premier humain, de lui façonner un compagnon ni subordonné ni supérieur mais qui soit en mesure de réduire son isolement grâce à la similitude des deux êtres en vis-à-vis.
Alors question nouvelle : est-ce que le premier humain créé est un être à double visage, dirait Rachi, ou sans sexe déterminé, duquel viennent à l’existence deux êtres : l’un masculin et l’autre féminin, sans qu’aucun puisse prétendre à une quelconque supériorité ou préséance l’un par rapport à l’autre ?
Ou bien faut-il maintenir la version si longtemps enseignée d’un premier être masculin qui aurait aussitôt besoin non d’une aide mais d’un secours pour le sauver et l’initier à la vie de relation ?
Dans les deux cas, il devient impossible de considérer les femmes comme un « deuxième sexe », appartenant à une catégorie subalterne provenant du registre de « l’aide ».
Dieu a crée l’homme et la femme sans relation de subordination. Ce sont nos cultures patriarcales qui ont imputé une hiérarchie à un texte qui n’en mentionne pas.
[1]. Janine Elkouby, « Le masculin et le féminin dans l’exégèse de Rachi sur la Genèse », p. 17-35, p. 19, in Elkouby Janine et Lipsyc Sonia Sarah, dir., Quand les femmes lisent la Bible, Éd. in Press, coll. « Pardès N°43 », 2007.
[2]. Emmanuel Lévinas approfondit cette interprétation dans de nombreux ouvrages dont Totalité et infini.
[3]. Samuel Amsler, Le secret de nos origines. Étrange actualité de Gn 1-11, Poliez-le-Grand (Suisse), Éd. du Moulin, 1997, diffusion française : Desclée de Brouwer, 1999, p. 47-48.
[4]. J.-L. Ska, « Je vais lui faire un allié qui soit son homologue … », Biblica 65 (1984), p. 236.