De l’expérience de Jacob à celle de l’accouchement : une comparaison inattendue

par Sylvaine Landrivon

Le récit de la rencontre que fait Jacob au gué du Yabboq appartient à cette catégorie de textes qui ne se laisse pas dévoiler au premier abord et il peut, en première lecture, sembler très loin du thème où je souhaite le conduire. Nous allons peu à peu découvrir qu’en réalité il nous révèle tout le cheminement et toutes les leçons à tirer des différentes étapes par lesquelles passe une femme qui donne naissance à son enfant et par extension, à tout ce qui oblige à se confronter à ce qu’il y a de plus profond en soi pour en faire surgir le meilleur.

C’est avec les étapes de l’accouchement que cette scène va être mise en parallèle. En effet, il est temps de se réinterroger : les pays occidentaux proposent l’anesthésie péridurale aux futures mères comme une nécessité. C’est vrai quand la naissance se présente avec des difficultés. Cependant quand tout se passe bien, la douleur d’un accouchement peut-elle être assimilée à d’autres qui, pour n’être pas orientées vers la vie, doivent évidemment être combattues ? Et si la traversée de cette épreuve était à vivre comme une Pâque, autrement dit comme un passage vers une rencontre au sommet, de l’autre et de soi-même ?…

Il importe d’abord de prendre le temps de lire cet épisode peu vulgarisé, assez peu commenté sinon pour évoquer, au plan spirituel, le combat du croyant affronté au mystère de son Dieu, ce qui en rend la portée un peu faible.

Genèse 32, 23-32 :

« Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu’il possédait.  Et Jacob resta seul. Et quelqu’un lutta avec lui jusqu’au lever de l’aurore. Voyant qu’il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l’emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu’il luttait avec lui. Il dit : “Lâche-moi, car l’aurore est levée”, mais Jacob répondit : “Je ne te lâcherai pas, que tu ne m’aies béni.” Il lui demanda : “Quel est ton nom” – “Jacob”, répondit-il. Il reprit : “On ne t’appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l’as emporté.” Jacob fit cette demande : “Révèle-moi ton nom, je te prie”, mais il répondit : “Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?” Et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, “car, dit-il j’ai vu Dieu face à face et j’ai eu la vie sauve.” Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. »

Ce texte particulier est situé dans le premier livre biblique. Sa structure littéraire en fait un mythe assez aisément isolable comme le révèle sa composition qui commence au verset 23 par le début de la nuit et se clôt au verset 32 sur l’indication du lever du jour. C’est ce que les Classiques nomment l’unité de temps ; et avec un peu d’humour, on pourrait profiter de ce détail formel pour faire remarquer aux commentateurs qui trouvent cet épisode obscur qu’il se déroule justement pendant une nuit. C’est curieusement souvent le cas de grands événements intimes et notamment des accouchements.

Que se passe-t-il ici ? Dans un climat conflictuel, Jacob a fui la maison de son père après avoir usurpé[1] le droit d’ainesse à son frère Ésaü. Des années plus tard, accompagné de ses épouses Léa et Rachel, de ses servantes et de ses enfants, il a quitté la maison de son beau-père Laban, où il vivait en terre étrangère, pour rentrer chez lui. Sur le chemin du retour, alors qu’il se trouve tout proche de son pays, s’annoncent justement Ésaü et ses hommes qui bivouaquent dans la région. L’heure semble donc venue pour Jacob d’affronter ses responsabilités. Il avance avec prudence et diplomatie quand, à la tombée du jour, il fait escale au lieu dit le gué du Yabboq. Cet endroit constitue une sorte de frontière géographique mais il se présente surtout comme un arrêt dans l’histoire, une interruption durant laquelle le personnage va se faire rattraper par ce qu’il a longtemps tenté de contourner. Le voici, en effet, dos au monde qui l’a vu entrer dans l’âge d’homme mais bien incertain de ce que lui réserve celui où il se rend. Freiné dans sa marche au pied de ce torrent près duquel il a choisi de s’arrêter, il doit faire face à ce qu’il a toujours voulu ignorer mais dont il ne saurait se détacher faute de pouvoir s’en absoudre lui-même : le mensonge à son père et sa félonie à l’égard de son frère. C’est donc le moment pour Jacob de se confronter à cette posture bancale qu’il a construite puis masquée durant quinze ans dans l’énergie de son travail. Il se trouve, à cet instant, littéralement « au milieu du gué », et l’imminence de la rencontre avec son frère mais aussi avec celle d’une part inconnue de lui-même, va se produire inéluctablement.

Sur ce seuil où tout peut basculer, le texte nous signale qu’ayant mis ses proches en sécurité, Jacob reste « seul » dans l’obscurité. Seul, au sens de solitaire, sans compagnon, mais également seul dans l’acception singulière du terme. C’est lui Jacob, être unique, dans toute l’épaisseur de son individualité qui est interpellé et convié à l’épreuve. Il se trouve face à lui-même, seul avec son Dieu duquel il est invité à se rapprocher. D’ailleurs afin de guider le lecteur, le lieu de la rencontre se nomme Peny’el : « tourne-toi vers Dieu ».

Ce dénuement qui se profile autour de lui indique à Jacob qu’il doit renoncer à vouloir tout conquérir par la force de la volonté, de la ruse, de la maîtrise. Il doit objectiver l’illusoire réussite fondée sur une bénédiction volée, et dans l’abandon de ces faux appuis, accepter un nouveau départ. Il va « rouler dans la poussière », cette matière d’où est venue la vie et à laquelle elle retournera.

Devant ce gué, il peut, il va, devenir un autre homme ; mais pour cela il va falloir lutter. Contre qui ? La question n’a pas de réponse immédiate dans la Bible au commencement du récit. Mais de toute évidence Jacob a senti dès le premier instant qu’il n’affronte pas un dangereux ennemi. Certes il ne reconnaît pas son adversaire mais l’atmosphère dense et loyale laisse moins présager un combat pour la mort qu’un retournement vers une nouvelle naissance, vers la vie authentique, en lumière et en vérité. Alors Jacob cesse de ruser, de tricher, comme il l’a fait si souvent. Fort de son courage, il découvre une autre dimension de sa richesse et il apparaît enfin à ses propres yeux, non pas tel qu’il s’est façonné pour les autres mais tel qu’il est réellement. Et ce nouveau portrait possède assez de beauté pour mériter enfin la bénédiction qui lui revient.

Durant cette traversée de la nuit, ce n’est plus un cadeau, un apanage, obtenu de main d’hommes qui lui échoit mais une aptitude à la vie qui le transforme totalement.

Le changement va se signaler sur tous les plans qui composent la personne humaine : biologique, psychologique, relationnel.

Il va recevoir un autre nom : Israël ; c’est-à-dire qu’il prend possession d’une nouvelle identité, aussi bien à ses propres yeux qu’à ceux de son entourage.

En outre, son corps restera marqué par cette longue lutte. Et sa blessure n’est pas localisée au hasard : elle est à la fois apparente puisqu’il boitera, et très intime : à l’intérieur de la hanche. Il finit la bataille en partie affaibli, ce qui le sort de sa superbe et le tient à distance d’un sentiment de toute puissance, mais surtout enrichi d’un enseignement hors du commun, celui d’avoir su traverser la douleur en puisant au plus profond de lui les ressources qui l’ont conduit à se montrer « fort contre Dieu » : puisque tel est le sens de son nouveau nom, Israël. Sa boiterie met en lumière l’impossibilité de la perfection de la condition humaine mais ses failles ne sont plus dissimulées comme autrefois dans un comportement faussé : elles sont accueillies comme une fragilité assumée qui l’ouvre au regard d’autrui en lui offrant une prise.

L’ensemble de la scène révèle donc une victoire sans vainqueur dont la leçon principale se loge dans son caractère de non retour. Rien ne permettra plus de confondre Jacob/Israël avec celui qu’il a été. Ainsi, quand le jour se lève, cet être transformé devient enfin capable d’un regard ouvert sur le monde. Cette disponibilité à autrui va lui permettre de recevoir son frère dans la bienveillance et le respect de sa différence.

Les divers épisodes de cette épreuve ainsi que leur enchaînement la rendent comparable à un accouchement, tant dans les similitudes immédiates que dans les leçons indirectes transmises par les différences.

L’épreuve de Jacob comparable à un accouchement ?

La reprise du récit de Jacob nous met face à une succession de postures que nous rencontrons dans l’évolution de la femme à la découverte de son nouveau-né.

Il y a tout d’abord la mise en évidence d’un changement de décor. On quitte l’espace coutumier pour s’en remettre à l’inconnu, celui de la maternité : gué du Yabboq de la femme, en sachant que l’on n’en reviendra pas comme on y est entré. Et le moment qui s’annonce demande à la future mère comme à Jacob, d’organiser l’intendance, de mettre tout le monde en sécurité.

Dans les deux situations, la véritable épreuve s’effectue seul-e et se présente comme un combat avec quelqu’un qui, tout en n’étant pas complètement étranger n’est pas encore connu.

L’aventure n’est pas une simple formalité ; elle s’inscrit dans la durée : « jusqu’au lever de l’aurore ». En outre, si la ténacité et la résistance sont nécessaires, elles ne suffisent pas. Il va falloir affronter la douleur et accepter la blessure, c’est-à-dire une implication physique qui ne laissera pas indemne. Le corps d’une mère ne sera plus jamais celui d’une jeune fille, pas plus que Jacob n’avancera de son pas d’avant.

Est-ce Jacob, ou la future mère, qui décide de mettre fin au combat ? Non, c’est « l’inconnu » qui souhaite en finir, le bébé qui veut traverser la filière pelvienne dans laquelle sa tête s’est engagée. Mais notre héros/héroïne résiste encore un peu, comme s’il restait quelques nœuds intimes à détordre, car il/elle a besoin d’être approuvé-e dans ce qu’il/elle se révèle à lui-même.

Alors approche enfin le moment tant espéré. Cet être si longtemps cherché, attendu, oblige à se nommer en se réinterrogeant sur ce qui réside au fond de soi. Première étape d’un repositionnement : qui es-tu ? En effet, qui suis-je ? Dans le doute qui persiste encore un peu sur le caractère positif de sa transformation, Jacob/la nouvelle mère, propose son nom habituel. Mais tout vient de changer ! C’est un nouveau nom qui va le/la qualifier et qui va manifester au monde entier sa nouvelle identité, plus riche, et désormais validée par cet « autre » qui se tient sous son regard et l’appellera autrement : Israël ou… maman.

Dans ce face à face tout neuf, c’est au tour de notre nouvelle maman/Israël de chercher qui elle/il contemple. Mais quel nom, quelle réponse pourrait englober tout ce qui se joue au-delà des mots ? Rien ne doit enfermer cet échange d’amour. En ce moment merveilleux de la rencontre cœur à cœur, rien d’autre n’est nécessaire qu’un regard droit dans les yeux qui vaut toutes les promesses et les scelle pour toujours.

Quand l’épreuve est passée, le soleil se lève et la jeune mère/Jacob, à jamais transformé-e, peut rejoindre, serein-e et confiant-e ceux qu’elle/il avait quittés hier, tout comme ceux dont elle/il était séparé-e depuis trop longtemps.

Ainsi relu, ce récit prend une autre allure et montre sur quels fondements et à quel prix se construit une alliance d’amour.

Il a d’abord fallu franchir diverses ruptures de rythme : celui du désir de changement d’abord, puis celui du quotidien bousculé par l’urgence de la rencontre. Il a fallu ensuite troquer l’esprit de volonté qui avait présidé à ces choix importants pour une acceptation de dé-maîtrise à un double niveau : celui de l’accueil de l’arrière monde qui affleure en soi quand un événement majeur vient chambouler l’équilibre psychologique précaire que l’on s’était bâti, et celui d’aspect plus physique et pratique consistant à faire confiance dans un « lâcher-prise » indispensable à l’épreuve. Autre changement de rythme : durant la bagarre, il aura fallu sans cesse demeurer à l’écoute de la manœuvre de l’autre afin d’y répondre de manière adaptée. Enfin, le combat terminé, il aura fallu se découvrir autre, s’accepter dans ce nouvel état, et aussitôt se rendre disponible afin de nouer une relation juste et belle.

Nous avons également revu à travers ces lignes comment l’imminence d’une confrontation avec quelqu’un qui va nous remettre en cause dans notre identité et dans notre statut social, occasionne d’opportunités pour revenir sur son propre passé, sur les expériences positives ou moins nobles qu’il nous a été donné de vivre. Les psychologues et psychanalystes décrivent très bien comment la grossesse et l’accouchement (et même la parentalité en général) viennent réveiller des souvenirs enfouis, des peines, parfois des cicatrices, souvent des non-dits… Jacob a dû parcourir ce cheminement intérieur qui va le guider vers la réconciliation avec son frère et le conforter dans un titre de chef de clan qu’il s’était approprié indûment en volant par traitrise son droit d’ainesse. Pour sa part, la femme enceinte aura eu neuf mois pour apprivoiser ses fantômes et se reconstruire sur de nouvelles bases. Mais au bout du compte, pas plus qu’Israël serait étranger à Jacob, la mère n’est un individu différent de la jeune femme qu’elle a été. Elle a simplement mis en lumière une partie d’elle-même qu’elle ignorait posséder et en particulier cette énergie colossale qui lui a permis de mettre au monde son enfant. Forte elle aussi, « forte contre » mais selon ce « contre » biblique qui, loin de souligner une opposition, pointe au contraire la reconnaissance d’une altérité, d’une personnalité face à elle et accueillie comme telle ; la jeune femme est devenue maman et se découvre en vis-à-vis de celui pour lequel elle sera toujours prête à donner sa vie.

Et enfin, ce qui n’est pas écrit dans le texte et rarement verbalisé comme tel, la rencontre dans l’épreuve a été l’occasion de poser un certain regard sur la finitude. Quitter le « vieil homme » disent les mystiques pour naître différent, certes, mais aussi apercevoir un instant ce à quoi ressemble le passage vers un ailleurs dont on ne sait rien. L’épreuve surmontée a offert un avant goût d’une autre Pâque qui nous attend au terme de notre vie humaine.

Tel qu’il se devine dans ce moment particulier, cet « ailleurs » murmure pourtant qu’il détient un pouvoir qui oriente vers l’espérance. Il insuffle pour toujours une confiance et un optimisme qui, même s’ils ne s’objectivent pas toujours, même s’ils ne se communiquent pas, modifient définitivement l’être au monde de celle ou celui qui l’a franchi.

Cette fenêtre sur la Lumière est l’apanage de ceux qui ont traversé l’impossible : les sportifs de l’extrême, tout au bout de la résistance humaine ; les grands mystiques dans leurs moments d’extase ; les martyrs sans doute et ceux peut-être que la mort a frôlés… et puis cadeau suprême : toutes les femmes qui ont eu le bonheur de devenir mères dans des conditions naturelles ordinaires.

C’est ce qui pourrait expliquer le sens de la sentence de Dieu à Ève que la Bible situe au tout début de la création : ce serait ainsi moins un châtiment qu’un cadeau à dénicher sous son épineux emballage. « La » femme a voulu connaître, comprendre, en écoutant le Serpent. Son Dieu lui en offre la possibilité si elle mobilise les forces nécessaires. En effet, plus que son compagnon masculin décrit de manière passive dans le mythe biblique, Ève et par elle toutes les femmes méritent cette bénédiction suprême de pouvoir entre-apercevoir dans leur vie, la beauté de ce qui les attend dans l’autre, par la maternité.

Ainsi, de cette merveilleuse aventure demeurera à jamais la révélation d’une aptitude à s’ouvrir à l’autre ; cet autre à la fois semblable et différent que l’on croyait connaître, dont on s’était fait une image, et qui nous apparaît dans toute la fraîcheur de sa nouveauté tout en restant à jamais mystérieux et libre de nous échapper.

Et comme dans la relation à Dieu, la communication entre la mère et son enfant va se jouer dans un entre-deux permanent, dans un amour sans cesse à enrichir pour venir combler les doutes d’une mère qui craint bêtement qu’il ne soit pas acquis une fois pour toutes. Mais au préalable, malgré la joie de l’éclosion de la vie, l’impératif d’abandonner l’intérêt autocentré se fait pressent. La priorité est d’accueillir cet « autre » à qui l’on souhaite donner tout ce que l’on possède et plus encore.

Comme pour Jacob, le temps est venu pour la jeune mère de mettre en pratique le bénéfice de sa nouvelle perception des liens tissés et, dans le grandissement opéré par l’épreuve, de vivre au quotidien, ce qui constitue le sens profond de la relation d’amour.

Ce texte est extrait de mon livre : La voie royale. Vivre l’accouchement comme une Pâque et l’oser sans anesthésie, Paris, Éditions du Cerf, 2020, 350p.

[1] Une des étymologies du nom de Jacob se rattache au fait qu’il a supplanté, qu’il a « talonné » son frère.

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