Danse nuptiale – 33.2

Par Claude Hériard

(Les « épisodes précédents » sont publiés par l’auteur sur le compte Facebook Réflexion théologique)

Je poursuis ici l’analyse d’Éphésiens 5.

Ce qui me ramène encore à Gn 2 que l’on n’a pas fini d’explorer. Il faudrait presque écrire à deux voix sur ce texte tant nos travaux se parlent pour intégrer pleinement nos complémentarités de vue. La thèse de Sylvaine m’a ouvert les yeux sur bien des points (conversion nécessaire du masculin vers cette « sensibilité différente » qu’évoque Caroll Gilligan ? 🙂 J’ai complété mon texte d’hier, mais je reviens encore dessus.

D’abord sur Gn2 et cette danse qui est projet de Dieu pour l’homme, sur laquelle on passe trop vite. Il faudrait mettre ici ce que j’ai longuement développé dans Pédagogie divine (p. 70sq) et notamment la dimension large du mot basar (chair) que l’hébreu, plus vaste ds son acception, me pousse à traduire « faire une seule chair » par « symphonie ». Je reviendrai dessus.

Un petit clin d’œil dans la thèse de S. Landrivon me ramène à Gn 3. Son interprétation de cette Ève qui écrase le serpent peut être méditée. Si le serpent est violence, toute puissance ou double jeu, oui, elle peut l’écraser de son pied. Sans réduire la faute à une condamnation de l’acte sexuel, ou comme le suggère M. Balmary à un non dialogue, on pourrait s’amuser à voir dans la non véritable condamnation de la femme (5) que le vrai coupable est l’homme, responsable soit d’une absence de réciprocité dans le lien, soit d’une toute puissance sur la femme. C’est en tout cas une chute fréquente à défaut d’être LA chute.

La réciprocité passe, de fait, et bien au contraire par ce nécessaire double agenouillement du don et du recevoir (6), de la mort d’un désir solitaire pour entrer dans une communion véritable. Ce que j’ai décrit déjà ici comme la double « descente de tours » ou le double agenouillement kénotique, danse nuptiale ? L’Eros est antichambre de l’agapè.

L’enjeu n’est-il pas de sortir de l’animalité pour atteindre une symphonie où tous les instruments de nos différences et de nos ressemblances s’ordonnent dans une danse sublime et féconde.

On peut se demander à la suite de K. Barth (7) si la mauvaise interprétation d’Éphésiens 5 participe à cette exclusion de la dynamique particulière de Gn2 (et du Cantique des Cantiques) de la réflexion théologique sur les liens entre nuptialité, alliance et révélation.

En insistant sur le seul axe de la procréation on a réduit l’ouverture qu’apportait une vision symphonique du conjugal…

De même en lui donnant un sens eschatologique (8) la situation décrite en Gn 2 perd son sens immédiat. L’enjeu n’est ni disparu, ni à venir, mais demeure toujours une invitation à percevoir que l’homme et la femme sont appelés conjointement, par leurs agenouillements réciproques devant l’autre, à construire, pas à pas, un Corps, une symphonie qui peut être petite église et donc signe du Corps…

La grande difficulté de ce discours reste la question de la symétrie des mouvements. Il n’y a symphonie que s’il y a réciprocité et pourtant l’agapè peut être asymétrique. En soulignant une primauté du don et de l’absence de la peur de la mort, Marie-Etiennette Bély trace une ouverture intéressante dans cette contemplation(9). En réduisant l’animalité chez l’homme, en domptant le serpent et creusant en lui l’au-delà du désir érotique, a-t-elle une force particulière, contagieuse et constructive pour faire de la relation une ?

Souffle et danse 33.3

On n’a pas épuisé le sens de Gn 2. J’ai été beaucoup trop synthétique dans mes billets précédents (33.2 notamment). Sylvaine dans sa thèse (1) m’a éclairé notamment sur ce souffle venu de Dieu qui instille chez Adam – le « terreux » – une pointe de raison.

Arrêtons nous d’abord sur ce tressaillement de la glaise.

La sagesse de ce texte, bien tardif dans l’Écriture, qui complète et spiritualise des vieux mythes anciens, est de faire percevoir déjà, à ce stade, que ce souffle est le premier don que Dieu fait à l’humain.

Est-ce le souffle qui planait sur les eaux de Gn 1?

Quel don nous fait donc ce grand Donateur au sens donné par Jean Luc Marion (2) ?

Le don du souffle est central.

Celui qui donne puis s’efface (ou se retire dirait Hans Jonas) ne dépose pas de graines inutiles…

Est ce que ce « Nismat » évoqué en Gn 2,7 est autre que la ruah, cette Sagesse qui traverse bon nombre d’écrits de l’époque? Une lecture contextuelle pourrait le souligner.

Restons sur ce don. Est-ce ce que Justin appellera de son côté les semences du Verbe ou plutôt ce qu’Hans Urs von Balthasar appelait, à la suite de Soloviev, les semences de l’Esprit(3) ?

Il s’agit de souffle… donc en effet peut-être plus d’Esprit que de Verbe. Mais est-ce d’ailleurs important de distinguer les deux à ce stade car, n’est-ce pas plutôt dans la contemplation du mouvement même que l’on entre déjà dans ce que j’appelle la danse trinitaire ? Qu’en est-il ? « Nichmat haïm (Gn 2,7) dit l’hébreu(3) : un souffle qui donne vie.

Est-il la brise légère, le vent d’un fin silence du livre des Rois (19) qui vient balayer, en l’homme, l’argile encore fraîche pour dessiner des ondes mystérieuses et toutes intérieures, tressaillements fragiles de l’âme, chaleur indicible qui vient puis s’efface et laisse un souvenir indicible ?

« Bouche à bouche (…) baiser de Dieu [où] YHWH s’ouvre un accès à sa créature » suggère Sylvaine (4)

Le don du souffle s’inscrit pour moi dans ce mystère plus vaste d’une création inachevée. Un chemin, dans ce qu’Irénée puis, plus finement, Bonaventure décrira comme le début d’un passage de la trace à l’image, la contemplation d’un trajet qui va de la fleur à la ressemblance…

Un père de l’Église du Ve siècle, Diadoque de Photicé a, dans la même mouvance, une belle illustration de ce souffle, même s’il le réserve au « moment » du baptême, “la grâce se cache au fin fond de l’intellect en dissimulant sa présence même au sens intérieur” jusqu’à ce que l’âme progressant, “le don divin manifeste ainsi sa bonté à l’esprit” (5).

Qu’il soit donné à l’humain à l’origine comme le suggère l’auteur inspiré de Gn 2 ou au jeune baptisé en puissance est-ce finalement si important ?

Le terreux avant même de se différencier est-il déjà pénétré par une grâce en potentiel, une vertu théologale ? Est-il déjà capax Dei ?

Sylvaine nous conduit sur ce chemin fragile en évoquant un troisième terme : nèpesh – mélange harmonieux entre la chair et le souffle. Une voie qu’il faudrait suivre chez elle… (5)

Il n’y a pour moi en tout cas dans ces prémisses un premier tressaillement qui creuse un possible.

Prémisse, car « il n’est pas bon que l’homme soit seul ». Le don n’est pas achevé… Dans le point suivant nous aborderons justement les versets qui suivent et cette fameuse différenciation entre ish et isha qui a fait couler beaucoup d’encre.

***

(1) Sylvaine Landrivon, La femme remodelée. Centrer la grâce d’être femme sur la maternité : choix de Dieu ou des hommes ?, Paris, Éditions du Cerf, 2016, 488p. (Réédition de la publication de 2014).

(2) cf. Étant donné, Paris, PUF, Collection Epithémée, 1997.

« La conscience du don », Jean-Noël DUMONT et Jean Luc MARION, Le Don, Colloque interdisciplinaire, Lyon, Le Collège supérieur, 2001. »

(3) Hans Urs von Balthasar – La Théologique, III – L’Esprit de Vérité, p. 15

(4) Landrivon, ibid, p. 39.

(5) Diadoque de Photicé, chap.77, cité par Hans Urs von Balthasar, La gloire et La Croix. Tome 1, p. 238

(6) Landrivon, op. cit. p. 40

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