Par sylvaine Landrivon,

Recension du livre d’Hélène de Saint Aubert, Sexuation, parité et nuptialité dans le second récit de la Création (Genèse 2), « Lectio divina », Paris, Éditions du Cerf, 2023.

Y a-t-il encore quelque chose à exprimer sur le second récit de Création exposé dans le livre de la Genèse ? Hélène de Saint Aubert nous montre qu’en effet, il importe de revenir à ce texte majeur car une approche rigoureuse, notamment des versets 18 à 24, « met en évidence une dénonciation de la misogynie et une défense, particulièrement novatrice en son temps, de la parité homme-femme, entendue en un sens originel et existentiel. » (p.179).

Encore faut-il pour cela, la suivre dans son étude aussi passionnante que difficile, dans laquelle le texte source va être convoqué pour en extraire le sens.

L’autrice propose d’abord une traduction précise de Genèse 2, 4-25.

Deux termes sont aussitôt mis en lumière : celui qui pointe le « côté » de l’humain trop souvent traduit par « côte », et le verbe qui sert à annoncer que l’humain est « bâti » en femme. L’autrice va montrer pourquoi ce verbe spécifique bânâh, est choisi pour évoquer la création de la figure féminine. Ce sera l’objet du premier chapitre car il exige une analyse interprétative sérieuse. Mais auparavant, il convient de revenir à la structure du récit. Le verset 18 a précisé qu’il n’est « pas bon » que l’être humain soit « pour lui seul ». Cette situation ne peut être qu’une étape dans la création. Dieu va alors lui créer « un secours » par lequel « seule une relation humaine constituera ce vis-à-vis, relation humaine qui se spécifie en relation sexuée » (p.21). Ainsi, « par des moyens proprement narratifs, la femme est présentée comme celle sans qui l’humain n’est ni tout à fait bon ni tout à fait créé » (p.22). Contrairement à ce que je suggère dans La femme remodelée[1], alors que toute notre analyse consone le plus souvent, l’autrice n’envisage pas dans un premier temps, un humain androgyne, mais un être ni homme, ni femme : seulement en cours de création.

Cela revient à comprendre le sens du mot ‘adâm dans un sens évolutif, qui ne deviendra homme qu’au moment où la femme aura été bâtie avec son côté. Son sens initial générique doit être posé en comprenant que « l’‘adâm est l’humain-terreux-asexué, qui représente toute l’humanité, mais aussi l’humain-terreux-en-attente-de-devenir-un-homme-de-par-la femme » (p.28).

Genèse 2 décrit donc un processus dans lequel l’humain ‘adâm encore asexué « ne s’achève vraiment que dans la création conjointe de la femme et de l’homme, de sorte que les deux sexes sont créés en même temps et relativement l’un à l’autre » (p.24).

A partir de la construction de la femme, c’est la sexuation qui va constituer ce secours qui parachève le « bon » de la création, mettant en évidence la volonté divine de créer une humanité relationnelle sexuée. Dès lors, « l’homme aura toujours déjà affaire à la femme, qu’elle le fait être à jamais l’autre sexe en face et en présence de ce sexe autre que le sien et qui lui révèle le sien » p.35).

L’autrice rappelle, après bien d’autres, que le mot ‘ezer n’implique aucune subordination de la part du porteur de ce secours relationnel qui invite à comprendre que personne n’est l’obligé de l’autre dans un lien d’amour. Le sens nuptial de la sexuation « doit transcender la problématique qui consiste à se demander sans cesse qui est l’égal, le supérieur ou l’inférieur de qui » (p.39). Il sera donc question comme l’indique le titre du livre de sexuation, de parité et de nuptialité.

Un autre terme attire l’attention d’Hélène de Saint Aubert, celui qui indique la « torpeur » dans laquelle est mis l’humain : tardémâh. Il se produit à ce moment là, une action extraordinaire qui échappe totalement à tout autre que Dieu, ce qui confère à la création de la femme en vis-à-vis de l’homme qui se découvre en face d’elle, une signification singulière. Pour l’homme ainsi advenu, « la femme est cette autre qui vient de Dieu, qu’il ne connaît pas, qu’il ne maîtrise pas. L’avènement de la sexuation a nécessité une profonde déprise, un abandon complet à un geste et un mystère divins. Une partie de son sens est enclose en Dieu » (p.41). Et quand Dieu « amène » (bô’) la femme, il se fait partie prenante de l’opération : ce n’est pas l’homme qui fait venir la femme à lui, ni l’inverse ; ils se reçoivent mutuellement de Dieu présent en tiers inclus. Cette interprétation sera confirmée par l’étude du verset 23.

Un chapitre entier va être consacré au verbe bânâh qui évoque le fait de construire. Cette métaphore de la construction sera filée au moyen d’une expression qui aura fait couler beaucoup plus d’encre : le mot çélâ’ qui sera diversement traduit, au fil du temps et des instrumentalisations souhaitées.

Selon la conjugaison du verbe, bânâh désigne (au qal en Gn 2,22) l’acte de « construire la femme ». « Être bâti par Dieu, c’est trouver du bonheur dans la solidité que seul le Bâtisseur peut réellement conférer » (p.46) ; c’est donc « d’emblée une femme forte qui advient en Gn 2,22 : une femme bâtie » (p.51). Mais comment associer cet acte de bâtir et la réalité charnelle du flanc de l’’âdâm dont elle est issue ? En fait, les deux termes sont souvent liés dans la Bible et çélâ’, loin d’évoquer un os humain, une côte, renvoie au côté du Temple, du tabernacle, de l’arche… « L’homme et la femme représenteraient ainsi les deux côtés d’un édifice dont le Seigneur est le tiers inclus, qui réside dans la relation nuptiale qu’il vient de constituer en bâtissant la femme qu’il présente à l’homme » (p.49-50). « Le texte confère ainsi à la nuptialité sacralité, solidité et bonheur : les noces sont le lieu premier de la rencontre de l’humain avec Dieu et elles constituent en ce sens un paradigme de la relation. » (p.50). « L’’ishâh constitue cet appui, ce bâti et ce lieu fondamental, sans lequel l’humain ne trouve pas sa place, sans lequel il ne deviendra jamais lui-même ce Temple où le Seigneur réside » (p.51).

Reste alors à traiter l’autre versant du verbe bânâh relatif à la maternité quand il ne s’écrit plus au qal mais au niphal. Aux antipodes des figures de déesses-mères qui appréhendent la figure féminine à partir de la seule maternité, « Gn 2 ne représente jamais ostensiblement l’’ishâh en posture maternelle, mais en compagne d’un compagnon » (p. 60). Revisitant le livre de Judith et le premier livre de Samuel, Hélène de saint Aubert, évoque la femme bâtie de Gn 2 comme « un Temple visité par la vie qui vient de Dieu », et note que seul Jdt 16,14, en dehors de Gn 2, 22, utilise la métaphore de la construction pour évoquer la Création, métaphore que le narrateur du livre de Judith déploie en parfaite harmonie avec le verset de la Genèse ; mais dit-elle « cet implicite est aussi le signe de ce que la maternité ne fait pas la femme. Aux yeux de Gn 2, avant d’être mère et aussi bien quand elle ne le serait jamais, la figure féminine est ontologiquement en relation avec l’homme : elle est l’’ishâh d’un ‘ish qui est son premier vis-à-vis » (p. 62) ; ce n’est pas l’enfant. Eve commettra pourtant cette faute, exerçant une maternité confondue avec un pouvoir, en Gn 4. L’autrice montre ainsi que Gn 2 préserve la femme de toute instrumentalisation sociale à un rôle de « pondeuse », en même temps qu’elle l’exonère du fantasme de la déesse-mère. (La femme remodelée a longuement développé cette même approche). Enfin, si une femme est bâtie en vue de « porter l’enfant, si le récit fait feu de tout bois pour distinguer à ce point celle dont Dieu lui-même dira au chapitre suivant que sa descendance écrasera la tête du serpent, ce ne peut être que parce que le narrateur a en tête le rôle spécifique que la femme jouera dans l’histoire qu’il commence à raconter et dont l’horizon est messianique. » (p. 67-68).

Pourtant, précise Hélène de Saint Aubert, « ne pas engendrer dans la chair, ce n’est pas cesser d’être femme bâtie-‘ishâh » (p.79). Il faut s’extraire des représentations séculaires relatives à l’identité et au rôle de la femme : « ni déesse-mère, ni reproductrice asservie à la maternité, ni sexe faible, elle est cette épouse solidement bâtie en face de l’époux comme son égale, son homologue, son répondant. Parfaitement à sa place, elle est gage de bonheur, de relation et de fécondité, tel un temple construit pour accueillir en elle un enfant qui ne l’asservit pas mais dilate ses assises. » (p.79). C’est donc de noces dont parle Genèse 2 et c’est ce lien des liens qui sera l’objet du chapitre 2.

Hélène de Saint Aubert explore de manière originale le sens et l’articulation des versets 23 et 24. Elle va montrer que « l’ordre d’exposition et l’articulation logique entre les deux versets font retentir une loi anthropologique fondatrice : c’est à cause de la plénitude des noces (« c’est pourquoi ») et en vue de celle-ci (« et il colle à sa femme et ils deviennent une chair unique ») que l’homme se défait de la prééminence des relations parentales qui l’ont originellement constitué». On nous affirme ainsi que les noces sont le lien des liens qui porte toute vie humaine. Qu’elles sont le premier lien interhumain et le fruit d’un geste exprès de Dieu pour tout l’humain (p. 85-86). Le récit ainsi interprété souligne à nouveau que la figure féminine est à comprendre comme épouse plutôt que mère et suggère que naître, c’est naître en vue des noces ; « toute vie humaine est cet aller vers les noces » (p.87). La chair de l’homme colle à celle de la femme et d’ailleurs c’est ce même verbe dâvaq qu’utilise l’hébreu quand il désigne l’attachement d’Israël à son Dieu en Dt 10,20 : « tu le serviras et tu t’attacheras à Lui ».

L’autrice expose donc la manière dont le verset 23 : « Et l’humain dit : Celle-ci, pour le coup, est os de mes os et chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée compagne (‘ishâh), car du compagnon (‘îsh) elle a été prise, celle-ci », va de la sexuation à l’engagement nuptial et affirme que « la formule est conjugale et performative » (p.91). L’autre, chair de sa chair sera considéré comme son propre corps, selon l’expression de la Commission biblique pontificale.

Exit donc la prétendue supériorité du mâle. Cette formule met en évidence la dimension paritaire et « affirme que chaque sexe participe de ce mélange de faiblesse et de force que constitue tout être humain aux yeux de l’anthropologie biblique » (p.94). C’est ensemble que l’homme et la femme constituent cet ‘adam à qui Dieu a donné la terre ; ils constituent ensemble le tout de l’humanité voulu par Dieu. C’est pourquoi Hélène de Saint Aubert conclut ce chapitre en pointant une visée claire : « le mariage monogame est la relation des relations, la femme est la partenaire de l’homme, l’homme le partenaire de la femme, ils partagent tout, aucun des deux n’est le sexe fort et l’engagement qu’ils prennent les lie dans une loyauté et une solidarité mutuelles.» (p.97). Il n’y a toujours aucune allusion à la maternité.

L’autrice va alors étudier en profondeur le caractère emphatique de la formule en examinant les objections possibles, pour montrer que finalement il s’agit bien de souligner que c’est la présence de l’ishâh qui arrache l’’âdam à sa solitude asexuée, « l’homme s’extasie donc sur la réalité corporelle et personnelle de la femme : sur celle qui est désormais pour lui l’autre sexe, un sexe qui est plus que le sien et lui découvre le sien propre. Il accueille cette chair sexuée en vis-à-vis de lui comme plus intense que la sienne –non au sens d’une rupture de parité, parce qu’elle lui serait supérieure, mais au sens d’un corps désirable et présent en face de lui, un corps radicalement autre.» (p.113). Une relation sans fusion est désormais possible.

Le chapitre trois va étendre la formule à une expression « chorale pour toute l’humanité ». Plusieurs questions se posent notamment celle de savoir qui parle précisément dans ce verset. Est-ce encore l’humain ou déjà l’homme ? Et selon quelles finalités ?

L’utilisation du verbe qârâ’, appeler, est conjugué au niphal, voix passive qui n’impose pas de nommer l’agent de l’action. Il faut donc traduire : « pour elle, il est crié ʺfemmeʺ », ce qui renvoie à une dimension collective. On peut en déduire que c’est la « communauté » qui la désigne et non l’homme, contrairement à ce qui se produira en Genèse 3,20 quand sera nommée Eve. Mais l’autrice n’exclut pas non plus la possibilité donnée par la conjugaison du verbe, d’y lire un passif divin faisant de Dieu lui-même le complément d’agent implicite. Elle peut donc proposer que si « celle-ci » est proclamée femme, acclamée comme telle, « c’est parce qu’elle est fondamentalement appelée à être femme par Dieu, avec toutes les implications que cela suppose (parité, sexuation, nuptialité) » (p.128).

L’autrice clôt ce chapitre sur un constat vibrant : « Pour que s’institue le nuptial qui est l’horizon de l’anthropologie de Gn 2, il faudra à vrai dire plus que la parité : celle-ci est un tremplin, certes inaliénable, pour vivre un mystère divin dont Dieu est le tiers-inclus et pour que chaque sexe joue (…) le rôle que le Seigneur lui impartit. Et Gn 2 ne suffit pas à éclairer toutes les dimensions de ces rôles respectifs ; il y faudra le corpus biblique tout entier (…) chacun inventant librement la façon dont peuvent se vivre les noces, hors de tout formatage » (p. 165-166). Ainsi, ajoute Hélène de Saint Aubert, Genèse 2 « s’achève sur le commencement d’une relation qui reste à construire. C’est alors que pourra jaillir le chant des chants, à deux voix : « Mon bien aimé est pour moi et moi pour lui (Ct 2,16) ». (p.167).

La conclusion montre comment est mis en scène ce que l’autrice appelle le drame de l’interprétation qui fait généralement lire et comprendre les chapitres 2 et 3 de la Genèse loin de ce que dit le texte. Reprenant l’histoire du serpent et de la tentation, elle montre que les « dires du serpent faussent délibérément la représentation que Gn 2 donnait de Dieu et de son dessein eudémonique sur l’humain ». Dans une analyse proche de celle de D. Bonhoeffer dans Création et chute, elle explique que le serpent ment délibérément quand il ne donne plus à voir que l’arbre interdit, alors que tout est permis de ce qui est bon. Il fausse l’approche quand il propose d’être « comme » Dieu, car l’humain ne peut pas être « tout »…

Avec Hélène de Saint Aubert, nous sommes invités à percevoir ce que nous enseigne le texte car « Parler indirectement, suggérer, c’est fondamentalement espérer en son lecteur. Ce n’est pas le forcer à aller où il ne veut pas aller. (p.178). C’est pour cela que Jésus s’exprime en paraboles et non directement. Dès lors, « la réponse fuse, qui renvoie fondamentalement le destinataire à son désir de sens et à sa liberté (Mt 13, 10-16) » (p.178).

C’est ainsi que Genèse 2 retrouve son sens premier qui impose le respect de la parité hommes/femme et, contrairement à des siècles d’interprétation instrumentalisé, dénonce toute subordination et toute misogynie.

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[1] Sylvaine Landrivon La femme remodelée. Centrer la grâce d’être femme sur la maternité : choix de Dieu ou des hommes ?, Paris, Éditions du Cerf, 2016, 488p. (Réédition de la publication de 2014).

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