Marie telle que vous ne l’avez jamais vue

Séquence 5 : Déconstruire le modèle du disciple

https://youtu.be/7KRSxhdZoV8

                                                 

 

     Sylvaine Landrivon :

Marie première disciple, première dans la foi. Marie à Cana. Sa présence, son rôle. Première à impulser la Révélation. Marie au pied de la Croix, au fondement de l’Église du Christ.

Nous avons vu lors de notre premier échange que Marie apparaît au chapitre 2 de L’évangile de Jean, lors de la célébration d’une noce à Cana.

Par la formulation « il y eut une noce à Cana de Galilée et la mère de Jésus était là. Jésus lui aussi fut invité » (Jn 2,1-2), le narrateur nous incite à repérer que c’est Marie qui est invitée et Jésus l’accompagne. Nous retrouvons le même schéma que chez Matthieu, où Marie était présentée avec Joseph son époux, comme si le personnage central était Marie.

Cette scène de Cana est souvent centrée sur l’exposé et le résultat du miracle, au point qu’on en oublierait aisément qu’elle dévoile déjà toutes les pistes théologiques de cet évangile et nous prépare subtilement à la scène de la crucifixion qui « achève » la vie terrestre de Jésus en Jn 19.

D’ailleurs dans cet évangile de Jean, c’est dans ces deux situations seulement, que la présence de la mère de Jésus sera mise en scène.

Je vais traverser ce texte assez vite aujourd’hui, mais si vous êtes intéressés, Rendez-vous sur e-diocese.fr : vous trouverez une analyse plus complète sur Les noces de Cana (en texte et grâce à la vidéo mise en scène et en voix par Claire Conan Vrinat).

Si nous observons ce qui se passe, en nous focalisant sur Marie, nous remarquons d’abord que c’est son incitation qui va « bousculer » Jésus.

Nous allons découvrir comment cette sollicitation va permettre d’esquisser toutes les merveilles de la Bonne Nouvelle du renouvellement de l’Alliance avec un Dieu qui se fait humain, pour nous conduire au Père afin de nous « diviniser ».

Et nous constaterons que, dans ce premier élan impulsé par une femme : Marie, sa mère, le Christ Jésus nous invite déjà tous à la fête de la résurrection en partageant le vin qu’il nous offre.

Reprenons donc l’histoire.

Marie a accepté cette invitation à laquelle se joint Jésus avec quelques uns de ses amis.

Le narrateur situe l’action au « troisième jour ». Cette précision n’est pas anodine. Elle rappelle la manifestation de Dieu en Exode 19,11b : « c’est au troisième jour que le Seigneur descendra sur le mont Sinaï aux yeux de tout le peuple. » qui annonce l’alliance de Dieu avec son peuple. Bien sûr, cette mention renvoie aussi tout chrétien à un autre troisième jour dont il n’est pas encore question : celui de la Résurrection. Les exégètes nomment ce procédé littéraire « inclusion » car en opérant un lien entre le début de l’action de Jésus et son terme, il expose déjà qui Il est.

Si la date est symbolique, que dire du lieu ? La scène ne se déroule pas dans un temple, ni même à Jérusalem. Nous ne sommes pas dans un lieu d’autorité ou de pouvoir. Le récit nous conduit au contraire dans une petite ville de Galilée assez mal vue des Judéens parce qu’elle accueille des populations mêlées. Voilà un curieux endroit pour qui voudrait manifester sa gloire… Et là, à Cana, nous sommes transportés au cœur d’un mariage, occasion commune de rassemblement dans la joie. Nous devinons que le choix d’une scène évoquant une forme d’alliance veut symboliser l’Alliance de Dieu qui vient à la rencontre de l’humanité, pour l’illuminer et la sauver. Est-ce l’endroit adapté pour s’annoncer au monde ?

Alors de surprise en surprise, nous constatons qu’au cours de la fête, c’est elle : Marie, qui repère le manque de vin. Mais le choix des termes interpelle puisqu’elle dit « ils n’ont PAS de vin » là où on s’attendrait à entendre « ils n’ont PLUS de vin ». Pas de vin, comme si elle sous-entendait déjà que ce n’est pas le vin de la vigne qui leur manque, mais un autre « vin » que seul son fils, parce qu’il est Fils de Dieu, peut donner.

Pourtant, avant de comprendre ce plan de l’interpellation, remarquons que c’est Marie qui parle la première, avant Jésus, et c’est elle qui semble ainsi lui donner le tempo. D’ailleurs Jésus va le lui faire remarquer et lui demande : « Que me veux-tu, femme ? Mon heure n’est pas encore arrivée ».

Rejetons l’interprétation d’Irénée qui suppose que par cette remarque, « le Seigneur repousse sa hâte inopportune[1] » : Jésus ne réagit pas de manière péjorative, mais alerte Marie qui, malgré une intuition juste -qu’elle a laissé échapper, à la fois par son intervention, et par le « pas de vin » qui remplaçait le « plus »-, ne peut mesurer les conséquences de sa remarque.

En toute innocence, elle convoque son fils sur un plan aux dimensions cosmiques, qui le conduira à traverser la mort. Car c’est bien de cela dont il est question avec la mention de « l’heure », temps de l’accomplissement du dessein de Dieu.

Jésus seul connaît le prix du don qu’elle sollicite car l’heure de ce Don sera celle d’un autre vin, celui de son propre sang, puisque, bien entendu, « son » heure nous fait signe vers celle de la Croix.

Un autre repère nous l’indique que nous avons déjà esquissé et sur lequel il nous faudra revenir : ici, comme au pied de la croix Jésus interpelle sa mère en lui disant « femme ».

Et cependant, Jésus va honorer la demande de sa mère. Peut-être parce qu’elle émane de plus loin que le simple constat d’une femme ; peut-être parce qu’à travers la demande de Marie se dit l’attente de tout un peuple, Dieu en Jésus, opère ce premier signe qui révèle qu’Il accepte de se rendre disponible aux aspirations humaines.

Marie l’a-t’elle perçu ? Elle persévère dans sa requête.

Un peu « Féministe » avant l’heure, Marie ne reste pas passive ou soumise devant l’observation de son fils mais intervient à nouveau en élargissant l’auditoire.

Jésus est présent grâce à elle ; c’est elle qui donne l’impulsion de l’action et c’est encore elle qui donne les directives : « tout ce qu’il vous dira, faites-le ». Elle convoque ainsi les serviteurs dans un « faire » qui sonne comme un écho au « nahassé » du peuple hébreu s’adressant à Moïse, afin de réaliser les commandements de Dieu lors de la conclusion de l’Alliance en Exode 24,3 : « Tout ce que YHWH a dit, nous le ferons ».

En outre, dans cet impératif, « tout ce qu’il vous dira, faites-le », Marie ne dit pas « mon fils » ou « Jésus » ; elle dit « Il ».

Une force est à l’œuvre dont la puissance dépasse la dénomination directe et sa propre implication.

Premier repère important pour notre portrait de Marie : dans cet évangile, Marie devient le premier disciple à prendre la parole au nom du Christ.

Que se passe-t-il ensuite ?

Matthieu nous a appris que Jésus n’est pas venu abolir la loi de Moïse mais l’accomplir. (Mt 5,17). C’est précisément ce qui se produit dans l’action qu’Il effectue ici. Sous l’impulsion de Marie, l’eau de la purification devient vin délicieux proposé en abondance à tous les invités.

Il nous est rapporté qu’il y a six jarres. L’indication est surprenante au regard de la quantité de liquide qu’elles contiennent. Nous sommes ici en présence d’un volume énorme : au moins 500 litres de vin… Et en plus, Jésus va demander de remplir ces jarres, ce que les serviteurs vont exécuter scrupuleusement : « jusqu’au bord ». Nous sommes donc évidemment incités à percevoir un sens symbolique, lequel s’avère d’ailleurs double. Repérons d’abord la mention du nombre de ces jarres. « Six » fait signe vers les six jours de la Création que le Christ vient réorienter dans l’histoire du Salut. En outre, au-delà du contenant, Jésus n’utilise pas n’importe quel contenu : il choisit de l’eau destinée à la purification. De l’eau, comme s’il avait besoin d’un support à la réalisation de son « miracle ». Mais nous savons que l’eau dans l’évangile de Jean vient toujours concrétiser la présence de l’Esprit. De plus, cette eau étant destinée à la purification, elle se fait support de la Promesse. Cette nouvelle indication vise un déplacement de sens supplémentaire en direction du renouvellement de l’Alliance.

Il s’agit d’une métaphore par laquelle nous comprenons que la loi nouvelle vient apporter une joie sans mesure à qui veut la recevoir, et nous qui lisons ces versets savons que ce don n’est autre que le salut. Nous sommes donc entraînés loin de la simple réparation d’une imprévoyance d’organisation, puisqu’en réalité, nous sommes confrontés au premier exposé d’une situation qui a trait à notre propre salut dans cet évangile.

La profusion dans la générosité fait accueillir sa manifestation dans le respect de la liberté de tous les convives. Liberté, car, dans cet épisode des noces de Cana, le positionnement des différents intervenants par rapport à Jésus rejoint chacun au stade qui est le sien.

En effet, la suite du récit va décrire comment ce don de vin « déplace » chacun des participants selon sa manière d’accueillir la Bonne Nouvelle. Marie, disciple parfaite sait ; les compagnons de Jésus, ayant vu, croiront ; les serviteurs et invités auront vu, sans comprendre encore. Quant au maître du repas, il restera extérieur au miracle, indifférent au regard d’un « époux » divin qui assiste de loin à cette première étape de l’histoire du salut.

Donc Marie sait -sans doute aucun- que son fils n’est pas seulement humain mais Fils de Dieu. Est-ce à ce double titre qu’elle le convoque pour se manifester au monde d’ici-bas, dans sa hâte de voir advenir un monde meilleur ?

Que ce soit en tant que mère ou plus symboliquement en tant que figure d’Israël, elle a senti qu’il manque au peuple de Dieu quelque chose de plus essentiel que l’eau de la purification. Il manque le vin, comme accès au Royaume. Son interpellation se fait l’écho de la détresse d’un peuple qui attend l’accomplissement des noces eschatologiques annoncées par les prophètes.

Mais comme mère, elle décline la symbolique du rôle sur toute sa gamme. Elle est mère car c’est bien en « mettant au monde » son fils comme envoyé de Dieu, qu’elle agit tout au long de ce chapitre 2, en le propulsant dans la mise à jour de sa part divine. Elle accouche donc plus clairement encore que dans les évangiles de l’enfance, puisqu’elle accouche de celui qu’elle a élevé comme être humain et qu’elle pousse vers sa révélation comme Fils de Dieu dans un élan qui est plus fort qu’elle, plus fort que lui, comme dans toute naissance. Est-ce dans la douleur ? Dans la joie ? L’une puis l’autre sans doute, comme toute mère.

Mais à Cana, a-t-elle déjà mesuré l’ampleur du sacrifice auquel elle-même va devoir consentir ? A-t-elle déjà acquiescé à la pire des pertes à vues humaines, celle de son fils, qui exposera à tous la gloire de Dieu et le salut du monde ?

Nous l’avons déjà évoqué dans un autre entretien : dans cet évangile, Marie ne sera qualifiée que par sa place de mère, et tout nous montre qu’ici, elle l’est doublement : mère du Messie et mère de la communauté qui vient, comme Anne va l’expliquer.

Et si l’évangile de Jean ne dit plus rien d’elle après Cana pendant de longs chapitres, c’est pour mieux la retrouver au moment où Jésus sur la Croix l’interpellera à nouveau.

 

Marie et le « Bien aimé »

En lui disant à propos de « celui que Jésus aimait » : « femme, voici ton fils », Jésus va créer une filiation définitive entre elle et le disciple idéal.

Par conséquent, en ce moment qui est celui de rejoindre son Père, Jésus instaure en modèle, la communauté parfaite qui renvoie à la première Création dans laquelle Dieu crée l’humain à son image : « homme et femme ».

Ainsi à partir de ce mystérieux disciple idéal qu’est le « bien aimé », nous devenons tous frères et sœurs par Marie, dont Jésus s’est détaché en la nommant « femme ».

Il faut noter maintenant que lors de cette scène au pied de la croix, le verset 26 est le plus souvent mal traduit.

Nous lisons habituellement : « Jésus donc voyant sa mère et, se tenant près d’elle, le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : “Femme, voici ton fils.” »

Or il n’est jamais écrit « sa mère » mais « la mère ».

Jean-Pierre Lémonon explique que ce qui semble un détail, souligne en fait un renvoi direct à Sion/Jérusalem à partir du personnage de Marie ainsi qualifié.

Il se réfère à Isaïe 66,7-15[2] qui nous présente la figure de la communauté messianique qui enfante de nombreux enfants[3].

« Sous la croix, [écrit-il] la présence de la « femme » légitime le disciple bien-aimé, l’autre grande figure symbolique, lui aussi anonyme.[4] »

Le frère Max Thurian montre qu’en employant le terme « femme » à deux reprises dans l’Évangile de Jean, Jésus annonce qu’il rompt le temps des liens familiaux ordinaires. Jésus « ne peut plus être considéré comme le fils humain de Marie, et la Vierge a cessé son rôle de mère humaine de Dieu. […] Le temps de la Theotókos est achevé, vient celui de l’Église-Épouse qui sera la vraie parenté définitive du Fils de Dieu. Marie doit passer de sa fonction de mère de Jésus à celle de femme dans l’Église.»

Ainsi, en la confiant au disciple bien aimé, ce dernier reçoit chez lui toute la communauté messianique qui l’a précédé, et ce justement par Marie. Et inversement, à partir de ce moment, Marie est intégrée à la communauté croyante qui entoure Jésus. Elle a désormais toute sa part à ce qui caractérise le disciple. « La communion dans un attachement inconditionnel au Christ a été scellé. C’est une forme d’accomplissement des Écritures qui se réalise alors[5] », nous explique Jean-Pierre Lémonon.

     Anne Soupa : Marie à la Croix et à la Pentecôte

-Lors de la Passion, les femmes sont « témoins », au sens évangélique du mot, jusqu’au bout. Elles ne se contentent pas de vérifier que l’homme Jésus est bien mort sur la croix – encore que, c’est important  de le certifier-, mais elles sont là dans une démarche active de soutien à la souffrance et à l’agonie de leur ami. Elles l’accompagnent jusqu’au bout. Leur présence est l’une des plus belles histoires de fidélité qui existent. Aimer celui qui est défiguré, qui n’a plus aucun avenir, qui ne vous rendra plus jamais aucun service, c’est la définition même de l’amour.

Les groupes de femmes en question ne sont pas les mêmes selon les évangélistes. Chez les synoptiques, les noms différent, sauf celui de Marie de Magdala qui est présent chez les quatre.

La présence de « la mère » de Jésus n’est mentionnée qu’en Jean, dans cette brève consigne où Jésus donne à lire l’ultime de son testament. Jean nous montre un Jésus qui a la maîtrise des événements. Il orchestre ainsi ses derniers moments. « Jésus dit à la mère : « Femme voici ton fils ». Puis il dit au disciple bien aimé : « Voici ta mère ». Dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui » (Jean 19, 26-27).

La Croix répond à Cana. Elle est la manifestation de l’Heure, qui n’était pas encore venue et qui, maintenant, l’est. Et non seulement l‘heure est venue, mais Jésus est venu pour l’Heure (Jn 12, 27).

Quelques observations sur le texte de Jean :

1-D’abord, la double consigne donnée par Jésus ne concerne pas les autres femmes présentes : « la sœur de la mère, Marie femme de Clopas, et Marie de Magdala ». Pourquoi ? Assurément, pour souligner la situation particulière de Marie, dont la foi est ancrée dans toute son existence. Marie est « celle qui a cru ».

2-Par ailleurs, le disciple que Jésus aimait, parce qu’il est « non nommé », laisse place à tout disciple, selon cette loi de la littérature que ce qui est anonymisé peut désigner le lecteur.

3-Les femmes et le disciple bien-aimé sont « près de la croix » et non « à distance », comme il est dit des femmes dans les synoptiques.

4-Ensuite, il y a un mot crochet : « heure ». Un relais se met sur pied, pour assumer « l’Heure ». C’est encore  celle de Jésus, qui est l’Heure de la glorification, Heure qui est imminente et arrivera dans quelques versets, quand Jésus « rendra l’esprit ». Mais cette Heure va laisser place à un « dès cette heure », une autre heure qui est en train de s’ouvrir entre le disciple et Marie, avant l’épisode du vinaigre, avant les deux dernières paroles de Jésus («J’ai soif et « tout est achevé »), avant même sa mort, bien sûr avant le coup de lance qui fera sortir le sang et l’eau.

Avec ce relais de « l’heure », un décompte du temps commence dont le disciple bien aimé décide d’assumer la responsabilité. Est-ce le même ? Un autre ? En tous cas, entre Marie et le disciple, le temps va se déployer autrement. Il y a pour eux deux une nouvelle responsabilité devant l’heure. Devant le temps ? Il n’est bien sûr pas question pour ce disciple, de laisser Jésus mourir et de préparer une pièce pour accueillir Marie chez lui. On est dans un autre registre. Lequel ? Comme la relation entre la mère et le disciple est une relation eschatologique, le « dès cette heure » signifie que les temps eschatologiques sont ouverts.

5-En tant que figure, comme cela a déjà été souligné, Marie est l’Israël « accompli », totalement tourné vers son Seigneur. Lors de la 2nde séance, je disais que Marie était plus grande que Jean-le-Baptise, qu’elle subsistait alors qu’il disparaissait. C’est ici que cela se vérifie, où elle prend la suite de JB qui a été décapité. Par delà la persécution fomentée contre Israël par Hérode, Marie en tant qu’Israël survit et va passer sous l’hospitalité du disciple, ébauche d’une nouvelle communauté qui aura Israël pour mère. La responsabilité chrétienne envers Israël trouve ici son origine.

Pour confirmer cette dernière observation, il faut souligner, comme vous l’a fait remarquer Sylvaine, que le texte grec dit « la mère » et non « sa mère » (contrairement à ce que traduisent la BJ, la Segond, la Bayard, la Crampon, la Bible de Luther, tandis qu’en note, la TOB, seule, mentionne qu’il s’agit de « la mère »). Cette distance entre le « sa » mère et le « la » mère est bien intéressante. Elle montre que nous sommes définitivement hors d’une relation affective classique. Celle-ci est devenue symbolique. De quoi ? De la fin des temps que la Passion vient d’ouvrir. Jésus confie une mère eschatologique à un fils eschatologique. Les premières communautés croyaient à l’imminence de la fin des temps. Plus prosaïquement -si l’on peut dire !- l’Église naissante, communauté humaine de ceux qui croient, y a vu sa propre préfiguration.

6-Il faut enfin remarquer la réciprocité presque absolue entre les deux consignes. « Femme, voici ton fils » et : « Voici ta mère ». On constate d’abord une prise de distance de Jésus lorsqu’il s’adresse à Marie : il l’appelle « femme ». Ce trait confirme la prise de distance que nous venons d’observer. La femme interpelée n’a plus grand-chose à voir avec la mère de la crèche, mais elle exerce encore une maternité symbolique envers le disciple bien aimé, c’est-à-dire envers tout un chacun de la communauté croyante. Mais ne pas oublier que c’est la maternité d’Israël. La réciprocité – qui met à bas une relation filiale de sang ou même d’adoption-  se laisse voir dans la stricte égalité entre les attitudes des deux personnages. Ce sont des égaux. Des égaux dans la responsabilité future communautaire.

Il faut savoir que Jean construit son évangile en 7 jours de création, entre 1, 19 et 4, 54. Ces 7 jours rappellent le grand poème des 7 jours originaires, en Genèse 1_2, 4a.  Et s’il le fait, ce n’est pas pour mettre sa roue dans le Premier Testament, mais c’est pour insérer « une bombe », en plaçant 7 autres jours, décomptés à partir de leur terme, la résurrection du dimanche de la Pâque. Jean veut montrer que la mort et la résurrection de Jésus sont une création nouvelle, comparable à la première ! Ce sont : (L’onction à Béthanie : « six jours avant la Pâque, 12, 1 ; L’entrée à Jérusalem : 12, 12 ; Le lavement des pieds : 13, 1 ss; L’arrestation de Jésus : 18, 1 ;  La comparution devant Caïphe : 18, 28 ; La préparation, jour de la mort de Jésus 20, 1 ss ; Le tombeau trouvé vide : 20, 1 :).

L’épisode que nous commentons est l’un des signes du 6e jour de recréation. Collé à l’imminence de l’Heure de Jésus, il est l’un des « signes », si importants dans cet évangile. Il consiste en la création de la communauté nouvelle fondée sur Marie et le disciple, un homme et une femme, comme en réponse à Genèse 2. Stricte égalité, dont il est important de relever qu’elle n’est pas militante : Jean n’a pas la cause des femmes dans son viseur, cela ne voudrait rien dire. Mais elle est une fidélité naturelle à Genèse 2. 

7-Que penser du : « Et dès cette heure-là, le disciple l’accueillit chez lui ». S’agit-il d’offrir à Marie le gîte et le couvert ? D’un simple point de vue matériel, pourquoi en serait-il ainsi ? Marie est-elle veuve ? Rien ne le dit. Donc, pourquoi la question de sa subsistance interviendrait-elle en plein milieu des derniers instants de Jésus ? Une explication, cependant est à envisager : ceux qui assistaient les crucifiés, considérés comme des bandits, étaient susceptibles de punitions (On vérifie là que les femmes ont été non seulement fidèles, mais courageuses). Mais alors, pourquoi l’évangéliste ne prendrait-il pas sous son toit les 3 autres femmes ? Vraiment, nous sommes dans un autre registre que celui de la matérialité des faits. On ne peut être, là encore, que dans une hospitalité plus symbolique que matérielle.

Petit aparté : nous vous répétons à chaque fois qu’il ne s’agit pas de typer des femmes pour leur imposer un statut, car les personnages bibliques sont des figures, non des assignations de sexe, encore moins de genre, et en même temps, nous soulignons presque à chaque fois la place éminente des femmes dans les récits évangéliques. N’y a-t-il pas là une contradiction ? En réhabilitant les femmes des évangiles, nous ne devons pas nous laisser enfermer dans ce que nous dénonçons.

D’une part, oui, les femmes sont bien plus présentes que ce que les commentateurs en disent. La conduite de ces derniers est à la fois une injustice et une faute intellectuelle. Nous devons tenter de contribuer à la vérité.

D’autre part, le souci actuel de maintenir à tout prix la masculinité des prêtres à partir de la masculinité des Douze aveugle les commentateurs. Ils ne veulent pas voir que les attributions évangéliques ne sont pas genrées, mais symboliques. Ils écrasent donc la profondeur interprétative du texte pour faire tenir debout leur thèse.

En somme, nous devons essayer  d’« élever le débat », au dessus d’une « guerre des postes », d’une guerre de la parité, pour rendre à la parole biblique sa profondeur.

En ce qui me concerne, je ne me bats pas pour les femmes, mais pour l’Évangile. Et comme l’Évangile est féministe parce qu’il considère les femmes comme des égales, ce combat ne me fait pas peur, en tant que femme. Je pense que Sylvaine aussi voit les choses ainsi. Fin de l’aparté.

Marie au Cénacle :

Marie est là, dans la chambre haute, « avec quelques femmes et les frères de Jésus », en compagnie des Onze (Actes 1, 12-14). Son nom figure à côté d’eux, en fin de liste. Elle n’est pas placée au centre, comme on le voit souvent sur les icônes ou sur les toiles des artistes occidentaux. L’objet de leur présence à tous en ce lieu est la prière. C’est la première occurrence d’une longue série d’exemples de prière dans le livre des Actes.

Ce récit est accolé au récit de l’Ascension, qui précède (Actes 1, 6-11). Il n’est pas formellement dit que Marie y assistait. Par contre une indication du texte fait penser que, même non citée, Marie était à la Pentecôte : en Actes 2, 1, il est dit que le même groupe qu’en Actes 1, 12-14 se trouvait réuni. Donc, avec Marie et les frères de Jésus.

« Le jour de la Pentecôte… un violent coup de vent remplit la maison, ils voient apparaître des langues qu‘on eut dites de feu. « Tous furent alors remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler en d‘autres langues, selon ce que l’Esprit leur donnait de s’exprimer » (Actes 2, 1-4).

La Pentecôte est une fête agraire, celle des récoltes, 50 j après Pâques. C’est la fête du renouvellement de l’alliance et plus tardivement, du don de la Loi.

Luc oriente la fête vers le don de l’Esprit. Marie donne la caution d’Israël à la venue de l’Esprit. Mais il est aussi important pour Luc que Marie, figure d’Israël, soit présente lors du renouvellement de l’Alliance. C’est une ouverture vers un monde non juif qui va se trouver désormais « sous l’Alliance ». 

Comment concilier le fait qu’en Luc 1, 35, l’Esprit était déjà venu sur Marie et que de nouveau, elle le reçoive ? Quelle différence ?

Est-ce parce que la mort et la résurrection de Jésus sont passées par là ? Que le cœur transpercé de Marie sera maintenant pansé, et qu’elle est prête à une nouvelle compréhension des dons de l’Esprit ?  

Est-ce parce que, sous l’œuvre de l’Esprit, elle pourra désormais inaugurer le temps de l’Église ?

En tous cas, Marie, disciple accomplie, est délibérément envoyée par Luc pour annoncer la Bonne  Nouvelle, sans la moindre mention d’une subordination aux Douze. Il est logique que, par la suite, elle disparaisse des registres du Nouveau Testament….

Le livre des Actes se termine à Rome. Marie n’y sera pas, mais l’alliance sera conclue avec les païens, sous la maternité spirituelle de Marie qu’aura attesté sa présence à la croix et à la Pentecôte, malgré le refus d’une partie de la communauté juive de juive à Rome, bien connue des autres communautés juives. Luc le relate en Actes 28, 17-28.

Conclusion provisoire

   Sylvaine Landrivon :    Alors Marie : mère, disciple, envoyée ou médiatrice ?

« Si proche de l’homme Jésus par sa maternité, Marie a dû vivre aussi le mystère pascal de son fils, pour devenir disciple dans l’Église. En tant que croyante qui reçoit l’Esprit saint, elle trace un chemin pour tout chrétien[6] ».

Par conséquent, Jean s’accorde avec Luc dans les Actes (Ac 1,14) : si la Mère devient disciple de Jésus, elle fait partie de sa vraie famille et montre ainsi que la famille eschatologique appartient certes à la tradition juive, mais pas seulement, et qu’elle n’est pas patriarcale.

La scène ainsi décrite, nous sommes bien loin des élans affectifs doloristes transmis par les stabat mater et autres illustrations de la mort de Jésus.

Ils ne sont pas à évacuer dans la piété, mais cette dernière ne doit pas occulter l’importance théologique du texte. Jésus ne confie pas une femme éplorée à un ami pour la soutenir dans le malheur : ce que nous disent ces versets se situe bien au-delà en soudant l’un à l’autre les deux testaments : la communauté croyante tire sa source et sa force de Sion, et l’Écriture s’accomplit pleinement par le Christ au cœur d’une communauté croyante unifiée. C’est à cette communauté que Jésus vient de créer, en intégrant Marie dans la famille du « bien aimé », qu’il remet l’Esprit. Jean-Pierre Lémonon montre que c’est dans ce mouvement d’union que se constitue l’Église.

C’est le cas également de Luca Castiglioni qui remarque que plusieurs exégètes contemporains ont souligné la symétrie du regard entre la femme et l’homme au pied de la croix, dans ce moment où Jésus donne naissance à la communauté ecclésiale et il précise alors en se fondant sur ce constat qu’ « En elle, [l’Église] personne ne doit être élevé au-dessus de l’autre, notamment les hommes sur les femmes.[7] » Puis il ajoute : « Marie et les femmes, donc, non seulement sont partie intégrante de la communauté en prière, mais elles reçoivent l’Esprit qui les habilite à la prophétie.[8] ».

Et, comme le dit E. Johnson : « le livre des apôtres en 1,14-21, ne représente pas Marie au centre de la communauté, comme mère du groupe, ou comme le membre unique ou idéal de l’Église ; il ne laisse pas sa présence faire ombre au témoignage et au ministère spécifique des autres femmes. Il la pose, par contre, au milieu de la communauté, membre unique parmi d’autres membres uniques.[9] »

En outre, « il est impossible d’attribuer aux évangiles l’intention d’afficher la maternité de Marie comme le modèle exemplaire de la femme, ni sa figure comme la référence pour toutes les femmes excluant les hommes. L’exemplarité de Marie est ailleurs : dans sa manière d’écouter la parole de Dieu et de la mettre en œuvre, c’est-à-dire dans sa foi.[10] ». Ainsi donc, de même que l’exemple de disciple qu’est Marie peut être suivi par des hommes comme par des femmes, de même être « imago Christi » ne dit rien du sexe de celui qui officie.

D’ailleurs l’importance de Marie, que nous venons de souligner, ne doit pas nous faire oublier que l’Église ne se fondera pas sur la seule union de cette figure d’Israël avec un disciple anonyme idéal. Au pied de la croix se trouvent d’autres femmes dont Marie de Magdala à qui le Christ confiera la mission d’annoncer sa résurrection.

Beaucoup d’entre vous connaissent ma vénération pour cette Magdaléenne à laquelle j’ai consacré deux livres. Sa place n’est pas contradictoire, ou en conflit, avec celle de la mère de Jésus. Marie la mère dit la continuité de la première alliance ; un lien évident, naturel, mais tellement inatteignable… Marie de Magdala témoigne d’un autre attachement, d’un choix non plus naturel mais d’élection, dans toute la force de l’agapè. C’est un peu le parallèle que reprendront Pierre et Paul : Pierre le juif traditionnel avec tout son poids de tradition hébraïque et Paul beaucoup plus semblable à Marie de Magdala. Je ne développe pas ici.

  Marie : mère, disciple, envoyée ou médiatrice ?

Quid de la médiation ? Nous y reviendrons lorsque nous aborderons ce que nous avons appelé les « inflations cléricales », mais d’ores et déjà, il ne faut pas confondre des termes qui sont précis en français : médiateur et intermédiaire !!!

Le médiateur procède de l’une et de l’autre des deux parties en contact. L’intermédiaire n’appartient pas aux deux mais les met en lien. Il peut agir comme intercesseur.

Jean Paul II, dans La Mère du Rédempteur (Redemptoris Mater) se réfère à la médiation du Christ qu’il définit en termes de participation par une « solidarité et communion des hommes en présence de Dieu ». La « médiation de Marie repose sur sa participation à la fonction médiatrice du Christ », au sens d’un service en dépendance, dit-il au §38. Cette participation s’accomplit sous la forme de l’intercession. Il prend l’exemple de Cana, pour montrer qu’« il y a donc une relation : Marie se situe entre son fils et les hommes dans la réalité de leurs privations, de leurs pauvretés et de leurs souffrances. Elle se place au milieu ».

Mais il faut malgré tout admettre que comme elle ne partage pas la divinité de son fils, elle demeure intermédiaire, non médiatrice, en toute rigueur de termes.

D’ailleurs dans une catéchèse du mercredi 9 avril 1997, le même Jean-Paul II discutant du terme encore plus ambigu de « co-rédemptrice », choisit prudemment le mot « coopératrice » : « Appliqué à Marie, le terme de “coopératrice” prend cependant une signification spécifique. [dit-il]. La collaboration des chrétiens au salut se réalise après l’événement du Calvaire, dont ils s’efforcent de répandre les fruits par la prière et le sacrifice. Au contraire le concours de Marie s’est réalisé au cours de l’événement même et à titre de Mère ; il s’étend donc à la totalité de l’œuvre salvifique du Christ. C’est elle seule qui fut associée de cette manière à l’offrande rédemptrice qui a mérité le salut de tous les hommes. En union avec le Christ et soumise à lui, elle a collaboré pour obtenir la grâce du salut à toute l’humanité ».

Au terme de notre examen d’aujourd’hui, nous relevons trois expressions ambigües dans ce texte : Celle du « titre de Mère » : nous avons vu que ce titre va bien au-delà d’une maternité biologique ; or rien ne le rappelle ici. Ensuite l’expression « elle seule » : voila une insistance étonnamment erronée puisque Marie est désormais liée au disciple bien aimé et va symboliser bien plus qu’elle-même… Enfin : « soumise à lui »… que vient faire cette notion de soumission quand il est question de coopération ? Un réflexe papal pour rappeler que Marie est une femme ?…

Quant à sa situation de coopératrice, donc de disciple, n’est-elle pas déjà contenue dans sa mission d’envoyée donc étymologiquement « apôtre », qui la caractérise dès sa réponse à la visite de l’Ange ? Elle assume son « oui » tout au long de l’accompagnement de son Fils qu’elle accouche à sa vie divine, à Cana, comme elle lui a donné naissance dans son humanité.

Par conséquent, tout ceci montre, s’il en était besoin, combien, à juste titre, l’on peut/l’on doit honorer Marie dans la grandeur de son action, sans qu’il soit opportun de la diviniser.

Pour reprendre notre « fil rouge » : dans cette posture, nous retrouvons Marie inscrite dans la dynamique de la « flèche » évoquée au début et non dans celle, close sur elle-même, d’un cercle, fût-il vertueux.

*****

[1] Irénée de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur, trad. A. Rousseau, Paris, Éditions du Cerf, 2001, III. 16, 7, p. 353.

[2] Is 66, 7-9 ; 15 : « Avant d’être en travail elle a enfanté, avant que viennent les douleurs elle a accouché d’un garçon. Qui a jamais entendu rien de tel ? Qui a jamais vu chose pareille ? Peut-on mettre au monde un pays en un jour ? Enfante-t-on une nation en une fois ? A peine était-elle en travail que Sion a enfanté ses fils. Ouvrirais-je le sein pour ne pas faire naître ? Dit le Seigneur. Si c’est moi qui fais naître, fermerai-je le sein ? Dit ton Dieu. Réjouissez-vous avec Jérusalem, exultez en elle, vous tous qui l’aimez, (…)  Car voici que le Seigneur arrive dans le feu, et ses chars sont comme l’ouragan, ».

[3]Jean-Pierre Lémonon, Pour lire l’évangile selon saint Jean, Paris, Cerf, 2020, p. 534.

[4] Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. Égalité baptismale et différence sexuelle, Préface Chr. Théobald, (Cogitatio fidei 309), Paris, Cerf, 2020, 688p., p. 471.

[5] Jean-Pierre Lémonon, Pour lire l’évangile selon saint Jean,  p. 534.

[6] André Wénin, C. Focant, S. Germain, Vives femmes dans la Bible, p.138-139.

[7] Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. p. 472.

[8] Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. , p. 473.

[9] Elisabeth A. Johnson, Truly Our Sister: A Theology of Mary in the Communion of Saints.

[10] Luca Castiglioni, Filles et fils de Dieu. , p. 471.

2 réponses pour “Marie telle que vous ne l’avez jamais vue Séquence 5 : déconstruire le modèle du disciple”

  • Le Pape Francois a demande de revenir à la Ste Bible et , aucun épiscope ni curé ,ne veut le faire,
    Alors un Grand Merci à vous femmes de faire ce travail !!
    Soyez Benies!!!

  • Comment interpréter l’ascendance de Jésus par Joseph dans Matthieu 1, est ce en tant que père adoptif ?

    Merci pour vos conférences que je réécoute !

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