Séquence 6 :Déconstruire les inflations cléricales

     

Voir la séquence en vidéo : https://youtu.be/cdZV0CoVzk4

Sylvaine Landrivon : Nous voici rassemblés pour la 6ème fois grâce à Marie dont nous tentons de retrouver la force et le vrai visage dans ce temps qui nous rapproche de la lumière de la Nativité.

Dans nos précédentes rencontres, nous avons mesuré combien les évangiles canoniques parlent peu de Marie et comment on a faire dire au texte parfois plus qu’il était écrit, soit en interprétant les versets existants selon des arguments de convenance, soit en puisant dans les évangiles apocryphes, notamment le protévangile de Jacques. Dommage que l’on n’ait pas utilisé le même type de sources pour Marie de Magdala : l’Évangile selon Marie la place en position de gouvernance supérieure à celle de l’apôtre Pierre. Cela redynamiserait peut-être l’Église…

Pour revenir à la mère de Jésus, nous avons remis en lumière la dimension symbolique de sa maternité en tant que figure d’Israël que le Christ unit par l’Esprit au disciple idéal, pour fonder l’Église dans sa dimension universelle. Nous avons souligné en Marie, son énergie de disciple que l’Esprit ensemence quand son « oui » retentit. Par ce « oui » nous recevons un sauveur dont elle accouche au cœur de la Royauté d’Israël dans les évangiles de l’enfance, et dont elle accouche aussi en incitant son Fils à se révéler à Cana. Par elle, nous comprenons que le Christ Jésus est totalement Dieu qui s’incarne en son sein, et totalement humain par la vie qu’elle lui transmet.

Aujourd’hui, nous allons devoir déconstruire une image plus complexe, plus tenace aussi, entretenue par la piété, par certains théologiens, et par l’institution. Anne va explorer le sens de ce que l’on exprime en évoquant la virginité de Marie avec toutes ses extensions psycho-symboliques.

Après quoi, ayant rapidement présenté un visage différent de sa maternité, je reviendrai avec vous sur ce qu’est un dogme, sur le rôle de la tradition, et comment l’un et l’autre s’allient à l’Écriture, ou s’en éloignent, quand il est question de Marie.

 

    Anne Soupa : La virginité de Marie   

Cette histoire est une tragédie, celle d’une incompréhension majeure aux conséquences graves.

Le tour du sujet.

Dans les évangiles

Matthieu 1,18 : « Marie… se trouva enceinte par le fait de l’Esprit Saint ». Puis citant l’oracle d’Isaïe : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : “Dieu avec nous.” »

Luc 1, 27 parle d’une « vierge fiancée ». En elle-même, cette association est intéressante : la virginité exprime l’attente des noces, et les fiançailles leur imminence. La virginité est « en vue » des noces, elle n’est pas là pour elle-même.

Tout est dit sur le sujet. Les données de l’Écriture se bornent à attester la conception de Jésus au moment où Marie était vierge. Ni chez Mathieu, ni chez Luc, la conception virginale n’implique une fécondation merveilleuse ; la référence à l’Esprit saint exclut toute construction mythologique de style païen. La conception virginale est simplement le signe concret qui donne à Marie et Joseph une conscience claire de leur vocation parentale exceptionnelle, qui a pour but l’éducation du Fils de Dieu. Il n’est jamais question d’une virginité qui se prolonge.    

Les frères et sœurs de Jésus

Les citations sont nombreuses : Marc 3, 31 ; Matthieu 12, 46-50 ; Mt 13, 55-56 ; Luc 8, 19-21 ; Jean 7, 3 ; Actes 1, 14 ; 1 Corinthiens 9, 5 ; Galates  1, 19.

Les défenseurs de la virginité arguent que le mot grec «adelphos » utilisé ici veut aussi dire aussi « cousins ». Mais cela ne suffit pas à exclure une fraternité de chair. Si les évangélistes avaient voulu signifier une virginité permanente, ils n’auraient pas été assez bêtes pour mentionner des frères et des sœurs à Jésus.

Qu’est-ce que la virginité pour l’Israël ancien ?

La question du sens de la virginité est ambivalente. Sous peine de mort, les jeunes filles nubiles préserver leur virginité jusqu’à leur mariage. Mais demeurer vierge est une malédiction, car c’est couper tout espoir de maternité, ce qui est la vocation féminine dans les temps antiques et ce dans toutes les cultures.

L’exemple biblique le plus fameux est celui de la fille de Jephté. Ce dernier, pour remercier YHWH de lui avoir fait gagner la guerre avait fait vœu d’offrir en holocauste la première personne qui viendrait à lui. Il se trouva que ce fut son unique enfant, sa fille. Apprenant son sort, la jeune fille demande une seule chose : se retirer dans la montagne pour « pleurer sa virginité ». Le malheur de rester vierge est plus terrible que la mort elle-même. (Juges 11, 37).

Cependant, autour du 1er siècle, on note une évolution vers une conception plus positive de la virginité, autant masculine et féminine, comme il a été observé à Qumran. La virginité atteste de la pureté. C’est un élément des spiritualités ascétiques qui se développent alors.

Les naissances virginales dans l’Antiquité

Les Anciens avaient volontiers recours au surnaturel pour dire la grandeur de quelqu’un. Si Jésus est d’une nature exceptionnelle, il peut, comme il l’a été dit d’autres grands hommes, tel Alexandre le Grand, venir dans des conditions extraordinaires. Mais je ne pense pas que les Anciens en aient été dupes ; c’était pour eux un mode explicatif de la grandeur, pas une croyance attestée. Ce sont nos esprits modernes, frottés de rationalité scientifique, qui s’en offusquent. Pourtant, je voudrais attirer votre attention sur le fait que, dans le cas d’Alexandre, personne aujourd’hui ne s’étonne qu’une légende miraculeuse entoure sa naissance. Les historiens et même le grand public « décodent » sans peine et la saga du grand homme n’en est pas amoindrie. Pourquoi lorsqu’il s’agit de la naissance virginale de Jésus, est-ce si difficile à accepter, au point que les esprits dits « modernes », voudraient expurger des récits évangéliques cette affaire de virginité?

« La Vierge d’Israël »

La Bible, en particulier les prophètes, citent dans de nombreux oracles « la vierge d’Israël ». Il  est intéressant de l’analyser.

Ainsi :                                                                                                                                                                                                                                           2R 19, 21 //  Is 37,22  « Voici l’oracle que YHWH a prononcé contre lui : Elle te méprise, elle te raille, la vierge, fille de Sion. Elle hoche la tête après toi, la fille de Jérusalem. »

Jr 18, 13 : « Ainsi parle YHWH : ‘Enquêtez donc chez les nations, qui entendit rien de pareil ? Elle a commis trop d’horreurs, la vierge d’Israël’ »

Jr 31, 3-4 : « De loin YHWH m’est apparu : D’un amour éternel je t’ai aimée, aussi t’ai-je maintenu ma faveur. De nouveau je te bâtirai et tu seras rebâtie, vierge d’Israël. De nouveau tu te feras belle, avec tes tambourins, tu sortiras au milieu des danses joyeuses. » On voit ici une référence à Myriam « qui prend un tambourin pour faire des chœurs de danse avec les femmes »et se met à entonner « Chantez le Seigneur, car il a fait éclater sa gloire » Exode 15, 21.

Jr 31,21 : « Reviens, vierge d’Israël, reviens vers ces villes qui sont tiennes ! »

Am5, 2-3 : « Elle est tombée, elle ne se relèvera plus, la vierge d’Israël ! Elle est étendue sur son sol, personne pour la relever ! Car ainsi parle le Seigneur YHWH : la ville qui mettait en campagne mille hommes n’en aura plus que cent »

Joël 1,8 : « Gémis comme sur le fiancé de sa jeunesse, la vierge revêtue du sac »

Lamentation 1,15 : « Le Seigneur a foulé au pressoir la vierge, fille de Juda »

Lamentation 2,13 : « Qui pourra te consoler, vierge de Sion ?

-Les commentaires juifs

Il existe aussi des commentaires midrashiques, où la mention de la vierge d’Israël vient dans un contexte de reproches. Elle n’a pas gardé sa virginité pour son Dieu, mais s’est prostituée avec des idoles. Dieu va donc se choisir un autre peuple. Dans le même registre, le Talmud souligne la volonté de se corriger : la vierge est tombée, mais elle « ne le fera plus[1] ».

-Comment Interpréter « la vierge d’Israël » ?

Comment interpréter ces nombreuses mentions ? Mon premier constat est que cette expression est très rarement commentée en monde catholique. On évoque « la fille de Sion », mais quasiment jamais la Vierge d’Israël. Par exemple, elle est absente du Vocabulaire de Théologie biblique de X. Léon Dufour, du « Marie » de P. Grelot.

Une exégète canadienne, Micheline Gagnon, la tient pour un  reproche de YHWH à un Israël qui ne parvient pas à enfanter le Messie attendu[2]».

Mais, seconde interprétation, cette mention peut tout autant signifier un état enviable, jeune, en devenir. La Vierge d’Israël est celle qui se préserve des idoles, elle garde sa virginité pour son Dieu, elle reste dans l’Alliance.

Ceci serait confirmé par une mention du livre de l’Apocalypse (Ap 14, 4) qui évoque les 144 000 qui ont traversé la grande épreuve et sont « restés vierges ». Ils ne se sont pas laissés corrompre par la Bête, ils sont restés fidèles à Dieu, au sein de l’Alliance. De surcroît, à la fin du livre, la Jérusalem céleste s’est faite belle comme une jeune mariée parée pour son époux (Ap 21, 2).

Je vous propose de lier cette expression au grand thème prophétique de la spiritualité nuptiale. Israël est promis à Dieu son époux. Le recours à la figure de la virginité pour l’enrichir est logique. Celle-ci permet d’instaurer un état originel, à préserver en vue des noces, mais un état destiné à disparaître dans les épousailles.

Le rappel de cette expression et de son interprétation est essentiel. Il montre le contexte dans lequel Luc et Matthieu écrivaient. Ils avaient à leur disposition une image collective (la vierge, c’est tout Israël) et inscrite dans une tension, un devenir : la virginité signifie que la vierge d’Israël doit se préserver des idoles, et aussi qu’elle chute souvent, mais en vue d’une noce, toujours consommée, et toujours à consommer, comme l’est l’Alliance. La virginité est une injonction spirituelle. Elle dit : « Restons au Seigneur ! »

Qu’en ont dit les commentateurs chrétiens

Je rappelle le mot d’Ignace d’Antioche, (100 ap. J.C.) : « La virginité de Marie, son accouchement et la mort du Seigneur sont trois mystères retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu » (Lettre aux Éphésiens 19, 1, SC n° 10 bis).

Le mot « mystère » n’évoque pas le prodige, mais il invite à entrer pour y découvrir peu à peu le divin.

Au cours des premiers siècles, la thématique de la virginité de Marie s’est développée. On est passé du constat d’une virginité originelle à un état durable, avec des notions d’enfantement virginal et de virginité perpétuelle (virginatis in partu et post partum) qui se sont peu à peu installées dans la galaxie chrétienne.

C’est Clément  d’Alexandrie au 3e s qui a « inventé » la virginitas in partu, à partir de textes apocryphes. Après lui, Origène commencera à séparer ce qui vaut pour les hommes et ce qui vaut pour les femmes. C’est l’origine d’un courant qui va, au 4e s, prôner les vierges consacrées et, avec Athanase d’Alexandrie, leur donner Marie pour modèle. Dans le même mouvement, Athanase affirme que « les vierges épousent le Christ » (Lettre aux vierges)  Ephrem ose parler de : « Marie, sœur, épouse et servante du Christ » (Hymni de B. Maria, 10, 19). Et Grégoire de Naziance dit : Femmes, cultivez la virginité et vous arriverez à être mères du Christ » (Oratio 38, 1, PG 36, 313 A)…. De quoi donner le tournis….

Origène, cependant, continue à dire : « Ce n’est pas seulement en Marie, c’est en toi que doit naître le verbe de Dieu » Origène (In Cantica 2).  On semble assister – c’est moi qui ose cette lecture- à une sorte de dédoublement : d’un côté, on continue à comprendre la virginité de façon spirituelle, et en même temps, on investit et même on prolonge l’image de façon matérielle et, de Marie, on l’étend à toutes les femmes. C’est là qu’était le piège, et le christianisme est tombé dedans.

Mais déjà, l’ADN juif de cette virginité est en train de se perdre, quand un Grégoire de Nysse dit formellement : « Ce qui s’est accompli corporellement en Marie immaculée (…), cela s’accomplit aussi en toute âme qui demeure vierge suivant la raison » (De virginitate 2, 2, SC 119, p. 266-269). C’est lui qui, focalisé sur cette question de la virginité, est le 1er à faire état d’un vœu de virginité de Marie. Derrière lui, les grands thuriféraires de la chose seront Ambroise, Jérôme et surtout Augustin, qui défendent la virginité perpétuelle de Marie…. Le pape Sirice (380) excommunie dans un synode ceux qui disent que Marie et Joseph ont mené la vie conjugale de tt le monde après la naissance de Jésus. Et comme le pape, formellement, soutient aussi la virginité pendant l’enfantement, c’est que la cause est entendue. Cependant Rome posera un dogme sur le sujet, au 7e siècle.

Quelques éléments de réflexion

Quel est le sens profond de cette virginité ? J’en retiens deux. Le premier, qui exauce le tropisme ancien pour les récits de naissances prodigieuses, est de dire que Dieu peut tout. Le second est de se rattacher au courant vétéro-testamentaire qui voit dans la virginité l’attente des noces de tout Israël avec le Messie, dont la grossesse de Marie va être la figure. Ce qui est une impasse, c’est de chercher dans le corps de Marie la preuve de ces noces. L’important est de suivre le Messie.

Pour comprendre cet enjeu proprement religieux, rien ne vaut d’entendre le récit de la mésaventure vécue par la sage femme Salomé, mise en scène dans un évangile apocryphe[3], le Protévangile de Jacques.

Avant l’extrait qui suit, Joseph avait été quérir une sage femme pour Marie, même si la délivrance a déjà eu lieu :

Et Salomé dit : « Aussi vrai que vit le Seigneur mon Dieu, si je n’y mets mon doigt et si je n’examine sa nature, je ne croirai jamais qu’une vierge ait enfanté ». Et la sage-femme entra et dit : « Marie, dispose-toi ; car ce n’est pas un mince débat qui s’ouvre à ton sujet. » Et Marie, ayant entendu cela, se disposa. Et Salomé mit son doigt dans sa nature. Et Salomé poussa un cri et dit : « Malheur à mon iniquité et à mon incrédulité, parce que j’ai tenté le Dieu vivant. Et voici que ma main, consumée par le feu, se détache de moi. » Et Salomé fléchit les genoux devant le Maître, disant : « Dieu de mes pères, souviens-toi de moi, de ce que je suis de la postérité d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Ne me donne pas en exemple aux fils d’Israël, mais rends-moi aux pauvres. Car tu sais, Maître, que c’est en ton nom que j’accomplissais mes guérisons et que c’est de toi que je recevais mon salaire. »

Et voici qu’un ange du Seigneur parut, lui disant : « Salomé, Salomé, le Maître de toutes choses a exaucé ta prière. Approche ta main de l’enfant et prends-le dans tes bras, et il sera pour toi salut et joie. » Et remplie de joie, Salomé s’approcha de l’enfant et le prit dans ses bras, disant : « Je l’adorerai, car c’est lui qui est né roi pour Israël. » Et aussitôt Salomé fut guérie et elle sortit justifiée de la grotte[4].

Vous voyez bien par cet exemple que la « piste gynécologique » est une impasse, un leurre, même : Salomé a pris l’affaire au mot, comme ces fondamentalistes qui suivent la lettre et non l’esprit. Mais la sage femme en est punie dans son corps même. L’image dit bien combien les erreurs de ce type appauvrissent et même mutilent ceux qui les commettent. Par contre, Salomé est absoute dès qu’elle se tourne vers l’enfant : sa main redevient saine. Conclusion : c’est le Christ qui guérit. Le Christ et rien d’autre. Voilà la leçon de ce petit épisode : se laisser décentrer pour regarder Jésus.

Et de fait, ni Luc ni Matthieu ne font l’éloge de la virginité pour elle-même. Ils s’en servent comme d’un ressort narratif (plutôt Matthieu), ou d’un genre littéraire (plutôt Luc) qui leur permet de magnifier l’événement à venir et de célébrer celui qui en est le centre, Jésus. La virginité annonce que Dieu se révèle. Et à condition d’en comprendre à la fois le contexte et le but, elle a du sens. Il y a plus à perdre à la rejeter qu’à en user.

Faut-il en conclure que Marie et Joseph n’ont pas connu de vie conjugale classique ? Tel est l’enseignement de l’Église. Mais je doute que Luc et Matthieu l’aient dit, ni même pensé, tant les relations conjugales sont prisées dans le monde juif comme un honneur à rendre à Dieu.

En ce qui me concerne, dans la ligne, je l’espère, des évangélistes, et à rebours d’un courant historiciste des années 70, représenté par Jacques Duquesne qui déconstruisait « absolument », je tiens à garder la figure de la virginité, pour dire qu’à Dieu rien n’est impossible, et pour montrer que Marie est la figure d’un Israël qui se consacre au Seigneur. Si la virginité de Marie est une figure, que le couple ait eu des relations sexuelles normales est pour moi, non pas une évidence, mais une curiosité inutile. C’est même prolonger le voyeurisme de ceux qui ont osé disserter sur le vagin et l’utérus de Marie.

Pourquoi ai-je parlé de tragédie ?

1.Devant cette histoire, on constate combien les commentateurs d’Église ont négligé de s’intéresser aux contextes culturels. Ces ruptures de transmission, entre les communautés juives et chrétiennes, entre l’Antiquité et le Moyen Age, sont une tragédie. Ils génèrent des impasses ou des contresens.

2.L’Église catholique a insuffisamment fréquenté le Premier Testament. Comme je viens de le rappeler, aux 2e, 3e s., un abîme s’est creusé entre les communautés chrétiennes et les communautés juives. La transmission ne s’est pas faite. En milieu chrétien, dès le 3e s., on ne comprenait rien à la lecture juive de l’Écriture.

3.L’institution a politisé la personne même de Marie. Une Marie toujours vierge parle à des clercs célibataires, établis en piliers de l’Église. La virginité permet de préserver un inconscient clérical qui reste fixé sur une imago maternelle pré-œdipienne. En clair, si le clerc aspire tant à la virginité de Marie, dont on lui serine chaque jour qu’elle est sa mère, c’est que cette virginité lui garantit que sa mère va lui être acquise pour toujours. Il n’a pas à craindre de séparation œdipienne. Aussi, en exaltant la virginité perpétuelle de Marie, l’institution ecclésiale contente le corps des prêtres sur lequel elle a voulu se fonder. Mais elle méconnaît qu’elle doit être l’Église de tous, hommes et femmes, et non des seuls clercs. On voit ici dans toute son ampleur, le désastre d’une institution qui ne tient pas compte de la différence entre hommes et femmes.

4.Dans cette décision politique, les perdantes sont les femmes, et ce dès la fin de l’Antiquité. Nous avons vu qu’une lecture fondamentaliste leur a donné la virginité comme modèle. Plus tard, l’institution n’a offert aux femmes laïques que la spiritualité ascétique des religieuses. « Vierges et mères », voilà qui parlait peut-être aux religieuses, mais pas aux femmes ordinaires. On a oublié que, selon les Écritures, Marie est vierge métaphoriquement, mais pour mieux devenir ensuite mère, toujours métaphoriquement. Or, l’oublier, concevoir virginité et maternité comme des états d’abord compatibles, ensuite durables, c’est aller vers la folie d’une double injonction contradictoire. Aussi, pour une femme avertie et à l’écoute d’elle-même, est-il préférable de fuir, simplement pour rester en bonne santé.

Conséquences :

1.L’institution est aujourd’hui dans une impasse. Les commentateurs, en particulier les Pères de l’Église, ont laissé parler leurs fantasmes de manière débridée. Il est très difficile maintenant pour un pape d’aller contre des Pères qui ont été encensés bien au-delà du raisonnable. Encore plus difficile quand Rome a déclaré ne jamais se tromper puisque l’Esprit dictait ses paroles…. Oui, c’est une tragédie. Devant de seul exemple, on mesure combien il sera difficile à l’institution de se libérer de tout ce qui,  en elle, étouffe le message évangélique.

2.C’est encore une tragédie parce que nous avons tous perdu une part de notre compréhension du mystère, en perdant le sens métaphorique. Avec l’avènement d’une pensée scientifique et rationaliste, on a écrasé la profondeur des champs. Combien de personnes savent ce dont nous parlons ce soir ? Un public cultivé, peut-être, mais le public populaire n’en n’a pas la moindre idée.

3.Enfin, c’est une tragédie, parce que les femmes qui en ont assez de souffrir, préfèrent aujourd’hui quitter une Église qui leur donne en modèle une Marie qui les ampute d’une part de leur existence (parce qu’elle-même en a d’abord été amputée). Ce désamour entre les femmes et Marie a déjà fait des ravages et il dépend en partie de nous de les stopper. C’est pourquoi nos rencontres sont importantes.

[1] Sandrick Le Maguer, Portrait d’Israël en jeune fille, Gallimard, 2008.

[2] https://www.lautreparole.org/la-virginite-dans-la-bible-hebraique-et-le-judaisme/

[3] Les écrits apocryphes (un mot qui veut dire « caché ») sont les écrits  non retenus dans le Canon, qui regroupe tous les livres de la Bible considérés comme inspirés.

[4] Chapitres 17-20

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Sylvaine Landrivon : Marie : virginité, maternité, dogmes et tradition face à l’Écriture

Dans notre histoire occidentale, Marie occupe une très grande place : au niveau de la piété, dans l’Église, mais aussi au sein de la société qui lui a accordé de nombreux « pouvoirs ».

Avant de revenir aux dogmes, observons qu’une montée en puissance d’une certaine forme de culte marial a été poussée jusqu’à l’idolâtrie.

Nous verrons que l’apogée de cette dévotion peut se situer au milieu des années 1950 avec la proclamation du dogme de l’Assomption et le centenaire de celui de l’Immaculée Conception (en 1954). La valorisation des « trois blancheurs » (le pape, l’hostie et Marie) va montrer la dérive qu’explique Dominique Cerbelaud selon laquelle « Marie personnifie en quelque sorte la sainteté de l’Église tout entière. [et, dit-il], celle-ci [l’Église], se « projetant » sur elle [Marie], peut se contempler elle-même comme immaculée, oubliant les pesanteurs et les compromissions[1] » Et il ajoute cette interrogation d’Yves Congar qui écrit dans son Journal d’un théologien « on peut se demander si la figure mariale n’incarne pas purement et simplement l’Église romaine[2] ».

Du côté des fidèles, une sorte de relation superstitieuse s’est installée, et cette femme qui a perdu tout lien avec l’Écriture, devient l’objet de toutes sortes de vénérations : par exemple, au sortir de la guerre, beaucoup de garçons se prénomment Marie en second prénom ou en prénom composé ; des lieux lui sont dédiés dans les maisons, on porte des médailles miraculeuses… jusqu’à presque faire oublier le Christ, ce qui est le cas encore aujourd’hui dans certaines célébrations.

Cependant, la piété mariale n’a pas toujours pris de tels accents. 

Reconnue comme « theotokos », mère de Dieu, dès le IVe siècle, c’est la continuité avec Israël qui passait par elle, par sa maternité, peu par sa virginité. Comme vous l’avez entendu, le symbole virginal se référait à l’alliance à laquelle il convenait de demeurer fidèle et pur de toute tentation idolâtre.

Quel contresens donc, quand, pour rester fidèle et pur devant Dieu, on se met à vénérer non pas Lui seul, mais la virginité de sa mère !

D’ailleurs cette virginité qui a pris tant d’ampleur au fil des siècles, était largement relativisée par les premiers apologistes[3] au point que Justin (IIè s), assez incrédule écrit ceci parlant du Christ : « on raconte qu’il est né d’une vierge, comme Persée ». C’est dire qu’il assimile cette naissance virginale à un mythe. Et pour st Paul, la divinité de Jésus ne se dira pas par une conception virginale mais par sa résurrection. Nous avons déjà évoqué les versets de la lettre aux Galates ; il y a aussi ceux du tout début de la Lettre aux Romains : « Cet Évangile (…) concerne son fils, issu selon la chair de la lignée de David, établi selon l’Esprit Saint, Fils de Dieu avec puissance par sa résurrection d’entre les morts » (Rm 1, 2-4)

Nous savons que les lettres de Paul ne se fondent pas sur les évangiles de l’enfance. Et nous avons déjà observé que l’évangile de Jean ne s’y réfère pas non plus.

D’ailleurs un grand théologien contemporain : Christian Duquoc, s’interrogeait sur ce que peut induire, tout ce qui est sur-ajouté à Marie, notamment pour les femmes :

« La femme [écrit-il] présente d’autres aptitudes que sa disposition à la sollicitude et à la tendresse; sa nature ne se définit pas simplement par la corporéité et l’instinct; l’intelligence et le pouvoir de réalisation et de transformation créatrice font partie de sa panoplie ; et l’on ne saurait, sans étouffer les potentialités des femmes, consentir à une équation qui restreigne le féminin à la maternité, à l’affectivité, à la nuit, à la virginité, à la Vierge Marie, voire à un archétype positif[4] »

Et il ajoute à propos de cet intérêt pour la virginité de Marie : « Dans cette occultation de la source de la différence au sein de l’image, n’y aurait-il pas la surestimation inconsciente de la sexualité ? Bref, n’écarterait-on pas la femme de la fonctionnalité ministérielle en raison de cette surestimation non exprimée, mais idéalement transposée ? Je m’interroge. Et cette interrogation est d’autant plus pressante qu’un deuxième élément travaille dans le même sens : le refus de conférer l’ordination à des hommes mariés.[5] »

En somme, pendant des siècles, et de plus en plus du XVIe au XXe, c’est bien la représentation de Marie vierge, pure, et ayant conçu sans péché, qui sera privilégiée. Et cela semble ne jamais suffire, et la surenchère enfle, enfle… Mais il n’en fut pas toujours ainsi.

Face aux vierges d u XIX e siècle qui sont souvent représentées seules comme celle de Lourdes ou de Fatima, et se manifestent dans des époques où l’Église catholique se referme sur elle-même, nous allons regarder un Moyen Âge où Marie est représentée différemment. Elle apparaît dans son rôle de mère, portant l’Enfant Jésus. Avec cette posture plus royale, qui ne masque pas le sens de son existence, puisque Jésus est visible, elle évoque autrement sa position d’intercession entre Dieu et le monde.

Cette figuration de Marie comme Mère de Dieu, est évidente à travers les « vierges noires », qui se découvrent à Lyon, au Puy en Velay, et dans bien d’autres lieux d’Europe. Ces statues qui font souvent l’objet d’un culte particulier, se présentent toujours en majesté, Marie tenant Jésus sur les genoux. Elles dégagent une autorité et une puissance que l’on ne retrouvera plus dans les représentations mièvres ou éplorées plus tardives. Elles ont parfois été assimilées à la femme du Cantique des Cantiques à cause du verset « je suis noire et je suis belle », mais les spécialistes dont Louis Bréhier[6] s’accordent pour dire qu’elles illustrent la maternité divine telle que proclamée au Concile d’Éphèse en 431 (Elle est Theotokos = elle engendre Dieu. On pourrait la qualifier aussi de Théo phoros = elle porte Dieu). Ces madones-reliquaires en bois peint se répandent dans tout l’Occident à partir du XIe siècle (France, Allemagne, Espagne, Pays-Bas). Leur lien avec l’Orient est avéré par leur mode de fabrication qui proviendrait de Syrie et que les croisés nous ont transmis. D’où certains traits communs avec les icônes.

Une autre thèse suggère un lien entre ces statues et des divinités païennes (Artémis, Déméter, Isis…). L’hypothèse, bien que controversée, n’est pas nulle, car si l’Église catholique encourage la dévotion à Marie, n’oublions pas que la vénération d’une déesse mère n’est jamais bien loin dans l’imaginaire populaire. Et c’est bien l’allusion que suggérait Justin en parlant de Persée, parce que ce thème de l’enfantement d’une vierge rappelle la naissance des Pharaons en Égypte, celle d’Asclépios…

Des déesses apparaissent encore dans les premiers temps de la Bible où une certaine Ashera persiste dans une dangereuse proximité avec l’Éternel.

Le prophète Jérémie, en exil à Babylone, reproche d’ailleurs aux Hébreux de lui vouer un culte. A quoi ses congénères répliquent en des termes qui pourraient consoner avec une certaine dévotion à Marie :

« Alors tous les hommes qui savaient que leurs femmes encensaient des dieux étrangers et toutes les femmes présentes – une grande assemblée – (et tout le peuple établi au pays d’Égypte et à Patros) firent cette réponse à Jérémie : “En ce qui concerne la parole que tu nous as adressée au nom du Seigneur, nous ne voulons pas t’écouter ; mais nous continuerons à faire tout ce que nous avons promis : offrir de l’encens à la Reine du Ciel et lui verser des libations, comme nous le faisions, nous et nos pères, nos rois et nos princes, dans les villes de Juda et les rues de Jérusalem , alors nous avions du pain à satiété, nous étions heureux et nous ne voyions point de malheur. » (Jr 44, 17-19)

Cette Ashera semble en fait liée au dieu Baal, mais se retrouve parfois dans des temples du Dieu Unique au grand dam de plusieurs autres prophètes, dont Osée, Amos.

Cette récurrence met en évidence la recherche d’une « protection » féminine, que les hommes au sens viril du terme, n’osent généralement pas chercher en eux-mêmes. Comme si la Bible ne fournissait pas de nombreuses occurrences de compassion, d’empathie, de soin, -autant de qualités connotées féminines-, que Dieu adopte pour son peuple !

Mais rejetant ce langage et ces images dans l’enseignement de l’Écriture, c’est vers une caricature du féminin que les clercs entrainent tous les humains de bonne foi. Ils défoulent leur propre féminité dans les dentelles et autres accessoires liturgiques mais imposent au peuple de Dieu d’adhérer avec eux à un modèle de Vierge éthérée.

Pour cela, ils exacerbent la douceur de Marie, sa maternité bienveillante, sa douleur à la mort de son fils, sa tendresse, et surtout sa pureté : « sans tache ».

Ses souffrances conduisent à l’empathie et l’entretiennent dans un rôle de déploration. Sa pureté hors de toute souillure, depuis sa propre venue au monde : « immaculée conception », puis durant toute sa vie par une supposée virginité permanente, jusqu’à son enlèvement au ciel sans passer par la mort : son« Assomption », en font un être quasi divin à qui la piété veut confier la fonction de « médiatrice ».

A force d’être vue dans l’exacerbation de ce nouveau rôle, on en oublierait presque que l’enseignement catholique prêche un unique médiateur : le Christ, comme nous l’avons évoqué à plusieurs reprises en citant la première épître à Timothée.

Le concile Vatican II l’a d’ailleurs fermement rappelé en Lumen Gentium § 60 en se fondant sur cette lettre de Paul. Il rappelle que « le rôle maternel de Marie à l’égard des hommes n’offusque et ne diminue en rien cette unique médiation du Christ : il en manifeste au contraire la vertu. »

Et la même constitution poursuit au N° 62 : « la bienheureuse Vierge est invoquée dans l’Église sous les titres d’avocate, d’auxiliatrice, de secourable, (…) tout cela cependant entendu de telle sorte que nulle dérogation, nulle addition n’en résulte quant à la dignité et à l’efficacité de l’unique Médiateur, le Christ. Aucune créature en effet ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur. »

N’oublions pas qu’il n’existe aucun traité de mariologie avant le XVIe siècle et d’ailleurs le terme lui-même n’existe que plus tard (au XVIIe) ; et jusqu’au XIXe siècle, ces traités sont très peu nombreux.

D’ailleurs le terme de « mariologie » montre par lui-même l’inflation qu’il entend accorder à une certaine forme de théologie qui viendrait empiéter sur la « christologie » au lieu de l’intégrer au mystère du Christ.

Le concile Vatican II a donc dû lutter contre de fortes tendances « maximalistes » du rôle de Marie.

En fait, en remontant un peu dans l’histoire, nous remarquons que les XVII et XVIII ème siècles ont préparé le terrain de cette presque « divinisation » de Marie :

Louis-Marie Grignon de Montfort (1673-1716) la désigne comme « médiatrice auprès du Christ médiateur » dans son Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge ;

Alphonse de Liguori (1696-1787) (à l’origine de la fondation des rédemptoristes – canonisé en 1839 et fait docteur de l’Église en 1871) nous explique dans Les Gloires de Marie, que « toutes les grâces nous viennent par les mains de Marie » et déjà tient pour certaine la doctrine de l’Immaculée conception qu’il souhaite voir « définie comme dogme de foi ».

Mais l’inflation continue !

Au XXe siècle le célèbre franciscain polonais Maximilien Kolbe (assassiné à Auschwitz et canonisé en 1982), va atteindre des sommets dans le maximalisme marial. Il va fonder la mission de l’Immaculée et consacrera sa vie à Marie.

Nous lisons sous sa plume dans L’Immaculée révèle l’esprit saint : « Dieu le Saint-Esprit étant stérile en Dieu (…) est devenu fécond par Marie qu’il a épousée » ; ou encore : « On peut affirmer que l’Immaculée est, en un certain sens, « l’incarnation » de l’Esprit saint ».

Cela vous rappelle sans doute quelqu’un que nous avons déjà évoqué : le théologien de la libération Leonardo Boff, (né en 1938) qui va enraciner son engagement en faveur des pauvres d’Amérique latine dans sa vénération de Marie.

Je reprends ses propos: « Nous soutenons l’hypothèse selon laquelle la Vierge Marie, (…) doit être considérée comme unie hypostatiquement à la troisième Personne de la sainte trinité. » Et il poursuit : « de même que le Verbe, uni hypostatiquement à l’homme Jésus, divinise le masculin, de même l’Esprit saint divinise le féminin en Marie. »

Sauf que … comme le fait remarquer Dominique Cerbelaud dans Marie Un parcours dogmatique, « ce n’est pas au masculin que le Verbe s’unit hypostatiquement mais à la nature humaine ! [7]» par conséquent, il n’est pas nécessaire d’inventer une nouvelle union en deux natures dont une pour le Saint-Esprit, passant par Marie.

Dans l’élan de cette inflation, l’aspiration à redéfinir les dogmes sur Marie se fait pressante sous Pie XII, pour lui adjoindre la qualité de « Co-rédemptrice », comme si la foi en un Dieu Unique ne parvenait décidément pas à imprégner le cœur des humains.

Cette idée de « co-rédemption » n’est pas nouvelle ; elle est née autour du XVIe siècle, sans doute soufflée par le vent de la Contre Réforme.  Cinq siècles plus tard, Maximilien Kolbe souhaite ce dogme de toute son âme. Mais les théologiens sont très divisés sur ce point et, nous l’avons déjà dit, le Concile Vatican II, après d’âpres discussions, n’abordera pas la mariologie pour elle-même et ne lui consacrera que le chapitre 8 de sa constitution sur l’Église : Lumen Gentium.

Plus tard, l’insistance sur la demande de reconnaissance des titres de Médiatrice, Co-rédemptrice et Avocate conduira à la convocation d’une commission théologique, en 1996, dont le verdict sera unanimement opposé à une nouvelle définition dogmatique. Nous allons voir pourquoi.

Il faut d’abord revenir à la définition du dogme : Le dogme est un énoncé dans lequel l’Église reconnaît une expression valide de sa foi, et qui, adopté, fait autorité.

Ce sont les premiers conciles œcuméniques (avec des évêques venus de toute la terre habitée) qui ont fixé les principaux dogmes, quand les théologiens constataient que le recours à l’Écriture ne permettait pas de répondre clairement à la question posée.

Certains dogmes, malgré une intention louable ont créé bien des soucis, comme par exemple avec l’insertion du mot « consubstantiel » dans le symbole de foi à Nicée… parce qu’on ne savait pas comment le fonder sur les évangiles. Il a fallu d’autres conciles et d’autres formulations dogmatiques pour éclairer la christologie[8].

De la même manière, nous avons vu que les évangiles ne mentionnent presque pas Marie, et rien, dans aucun verset des évangiles canoniques, ne peut donner la moindre base à l’Immaculée conception ou à l’Assomption de la Vierge… Il fallait donc définir un dogme spécifique sur d’autres fondements que l’Écriture.

A condition toutefois de ne pas se trouver en contradiction avec elle. Or ce serait évidemment le cas avec le titre de «médiatrice »[9], incompatible avec l’épître à Timothée.

En outre, depuis la fin du premier millénaire, le caractère œcuménique des conciles s’est étiolé, (en se centrant par exemple sur la seule Église latine) et les dogmes ont été promulgués par de moins en moins d’évêques. C’est le pape Pie IX seul qui a décrété l’Immaculée conception par la bulle Ineffabilis Deus en 1854. Et en 1870 seulement, usant de sa toute nouvelle infaillibilité pontificale, ce même pape l’a proclamée dogme.

Nous avons donc quitté peu à peu les brèves références mariales que nous présentaient les évangiles pour ne faire reposer la présence de Marie que sur les 4 dogmes que nous connaissons, mais qui n’ont de fondations que dans la piété que nous lui accordons.

Il est alors aisé pour des féministes comme Uta Ranke-Heinemann de pointer le fait que sa sacralisation en tant que mère toujours vierge, qui n’a jamais péché, oriente davantage vers une idéalisation maternelle proposée par des clercs célibataires que ne gêne pas la proximité entre les états de mère et d’épouse de Jésus. C’est ce que cette théologienne militante développe dans Des eunuques pour le Royaume.

En s’appuyant sur une aspiration populaire plus psychologique sans doute que théologique, la survalorisation cléricale, détournée de sa fonction typologique, est un excellent moyen de clore Marie dans l’idéalisation d’une supra-féminité. Cette modélisation renvoie les femmes « ordinaires » à une représentation d’elles-mêmes irréaliste qui les conforte dans la position subordonnée que leur assigne l’institution.

Est-ce à dire- oh hérésie- qu’il faut récuser les dogmes concernant Marie ?

Une commission théologique internationale réunie en 1989, a précisé ce qu’il convient de savoir et de croire, à propos des dogmes dans un document sur L’interprétation des dogmes. Elle explique notamment que :

« La crise actuelle (générale et mondiale) de la tradition est devenue l’un des défis spirituels les plus fondamentaux de notre époque. (…) [Elle reconnaît que : je cite :] Le concile Vatican II a (…) mis en valeur la dimension historique des dogmes. Il enseigne que le peuple de Dieu en son entier participe à l’office prophétique du Christ et que, avec l’aide du Saint-Esprit, il y a dans l’Église un progrès dans l’intelligence de la Tradition apostolique. » Mais c’est pour mieux affirmer ensuite que « dans un sens strict (sens qui n’a été précisé qu’à l’époque moderne), un dogme est une doctrine dans laquelle l’Église prononce une vérité révélée de façon définitive, sous une forme qui oblige universellement la communauté ecclésiale, et de telle sorte que sa négation est rejetée comme une hérésie et sanctionnée par l’anathème ».

Dans l’inquiétude face à un tel risque, il faut alors bien vite se reporter à ce que disent de grands théologiens, comme Bernard Sesboüé ou Walter Kasper, concernant la tradition et les dogmes.

Ils expliquent que la formulation dogmatique s’avère témoin de l’évangile, précisément en rendant possible des formulations nouvelles, en ouvrant à nouveau l’avenir de cet évangile, sans par là mettre en question, sur le fond des choses, la fidélité à la tradition historique. [10] »

C’est ce que confirme Jean-Pierre Jossua[11], dans le Dictionnaire de la théologie chrétienne[12] :

« il faut y distinguer l’autorité absolue qui vient de la parole de Dieu et l’autorité de l’Église engagée dans la formulation. Aucune parole humaine n’est définitive, le dogme peut être reformulé, dans la fidélité au donné et en fonction de la norme que constituent les formules du passé. »

Walter Kasper explique pour sa part, qu’« un dogme de l’Église n’est donc jamais une proposition qui engloberait totalement et épuiserait l’objet en question. C’est pourquoi il n’est jamais seulement la conclusion d’une discussion, mais toujours aussi un nouveau commencement.[13]»

Et enfin le pape François lui-même nous rappelle dans Un temps pour changer que « la Tradition n’est pas un musée, la vraie religion n’est pas un congélateur et la doctrine n’est pas statique… elle grandit et se développe comme un arbre ».

Ouf ! On peut donc questionner la tradition et les dogmes.

Et en conclusion, souvenons-nous qu’il ne faut jamais perdre de vue que seul le Christ nous sauve.

Relisons Actes 4, 10-12 : « Sachez-le bien, vous tous, ainsi que tout le peuple d’Israël : c’est par le nom de Jésus Christ le Nazôréen, celui que vous, vous avez crucifié, et que Dieu a ressuscité des morts, c’est par son nom et par nul autre que cet homme se présente guéri devant vous. C’est lui la pierre que vous, les bâtisseurs, avez dédaignée, et qui est devenue la pierre d’angle. Car il n’y a pas sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel nous devions être sauvés. »

Comme nous l’annonçait déjà Isaïe 43, 11 : « Moi, c’est moi YHWH, et en dehors de moi il n’y a pas de sauveur. »

Par conséquent Marie, celle-là même qui a donné chair humaine au Verbe, celle que Jean nous présente comme étant à l’initiative du premier signe de Jésus, le révélant comme Christ, et celle sur laquelle il fonde son Église en l’unissant filialement au « bien-aimé », afin de rassembler en un seul peuple les élus d’Israël et ceux de toutes les nations qui, à l’instar du « bien aimé », désormais croiront en Lui, cette Marie là, n’a nul besoin d’être artificiellement divinisée pour trouver sa place et nous guider dans notre foi.

Et là encore nous retrouvons notre fil rouge :

Contre une fausse divinisation qui enferme Marie dans une vénération proche de l’hérésie, nous pouvons préférer suivre l’élan de la flèche qui nous montre le chemin de la foi en son fils. Marie en est la « matrice ». Matrice biologique comme mère du Fils auquel elle donne notre commune humanité, et matrice symbolique transmettant au nouveau peuple de Dieu rassemblé par l’Esprit toute la puissance de foi de la première Alliance.

A charge ensuite pour les disciples envoyés : Marie de Magdala, Pierre, Paul… et nous toutes et tous à leur suite, d’être ce que Claude Dagens nomme des « proposants de la foi[14] », c’est-à-dire à entrer dans une démarche de témoignage qui se transmet et se vit dans et par la proposition.

ANNEXE 1 :

Les 4 dogmes mariologiques

431      Concile d’Éphèse                                   Marie mère de Dieu (Théotokos)

649      Synode de Latran       Martin Ier       Virginité perpétuelle 

1854    Rome                          Pie IX                    Immaculée conception

(Bulle Ineffabilis  Deus 1854) Dogme en 1870

                                                                     1950    Rome                          Pie XII                         Assomption

 

ANNEXE 2 : Commission théologique sur l’opportunité d’un dogme de Marie co-rédemptrice

Le concile Vatican II avait déjà envisagé l’éventualité d’un « cinquième dogme marial », c’est-à-dire celui de « Marie corédemptrice » mais avait reporté cette question vers une commission ultérieure. Ainsi le débat s’est poursuivi sous diverse formes jusqu’à ce que se constitue cette commission de quinze théologiens en 1996 réunis à Czestochowa, en Pologne.

Dans un article de Christus, « Peut-on encore parler de Marie ?[15] », Bernard Sesboüé, rappelait que Marie demeurait en effet « dans certains milieux l’objet d’une dévotion et d’une théologie héritées du mouvement marial antérieur à Vatican II », et que. le concile avait mis fin au débat en rappelant que l’unique rédempteur est le Christ et non Maire, laquelle ne saurait être co-rédemptrice.

Cette commission de 1996 a d’ailleurs tranché à l’unanimité :

« Tels qu’ils sont proposés, les titres apparaissent ambigus, car on peut les comprendre de manières différentes. Il est apparu, de plus, que l’on ne doit pas abandonner la ligne théologique suivie par le concile de Vatican II, qui n’a voulu définir aucun d’entre eux. Dans son magistère, il n’a pas employé le mot Corédemptrice et il a fait un emploi très sobre des titres de Médiatrice et d’Avocate. En réalité, le terme de Corédemptrice n’est pas employé par le magistère des Souverains Pontifes, dans des documents importants, depuis l’époque de Pie XII. (…) Enfin, les théologiens, spécialement les théologiens non catholiques, se sont montrés sensibles aux difficultés œcuméniques qu’entraînerait une définition de ces titres. » L’académie pontificale en charge des questions mariales a pris acte du fait et reconnu  « qu’il n’est pas opportun d’abandonner le chemin tracé par le concile de Vatican II et de procéder à la définition d’un nouveau dogme ». Et le cardinal J. Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi a confirmé que ce « concept de corédemptrice s’écarte aussi bien de l’Écriture que des écrits patristiques. »

Il n’y a donc pas eu de cinquième dogme marial.

*****

[1] Dominique Cerbelaud, Marie, un parcours dogmatique, p. 214.

[2] Yves Congar, Journal d’un théologien 1946-1956, Paris, 2000, p.296.

[3] Succédant aux Pères « apostoliques », les Pères apologistes sont les premiers acteurs, et pour nous les premiers témoins, de la confrontation de la foi chrétienne au monde gréco-romain qui l’entoure.

[4] Élisabeth A. Johnson, Dieu au-delà du masculin et du féminin. Celui/ Celle qui est. Traduit de l’anglais par Pierrot Lambert, Paris, Cerf, 1999, 442 p., p. 88-89.

[5] Christian Duquoc, La femme, le clerc et le laïc, (Entrée libre N) 4), Genève, Labor et Fides, 1989, 80p., p.32.

[6] Louis Bréhier, « À propos de l’origine des vierges noires », in: Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 79ᵉ année, N. 3, 1935. p. 379-386.

[7] Dominique Cerbelaud, Marie Un parcours dogmatique, Paris, Cerf, 2004, p 203.

[8] Cet exemple du Concile de Nicée en 325 montre que cinquante années peuvent être nécessaires pour que la réception d’une formulation neuve (le concept de consubstantiel) devienne finalement possible, éventuellement au prix d’un nouvel effort de reformulation lors du concile suivant (Constantinople en 381). Toute progression dans la formulation de la foi ne trouve sa pleine valeur que dans la capacité du peuple chrétien à la recevoir.

[9]  Voir développement du refus de nouveau dogme en annexe.

[10]Bernard Sesboüé, L’Évangile et la Tradition, Paris, éd. Bayard, 2008, 238p., p.128

[11] Jean-Pierre Jossua est un dominicain né en 1930, auteur de nombreux ouvrages dont le dernier paru en 2011 est La passion et l’infini. Il a été codirecteur de la revue Concilium  de 1970 à 1996, directeur de  La Vie spirituelle  de 1988 à 1996 et enseigne au Centre Sèvres.

[12] Jean-Pierre Jossua, « Dogme », in Dictionnaire de la théologie chrétienne, Paris, Encyclopaedia universalis/Albin Michel, 1998, p. 279-283

[13] Walter Kasper, Dogme et évangile, Paris, Casterman, 1967, p 28.

[14] Voir sur ce thème la Lettre aux catholiques de France :« Proposer la foi dans la société actuelle » rédigée le 09 novembre 1996 par Mgr Cl. Dagens.

[15] Bernard Sesboüé, Peut-on encore parler de Marie?, in Christus, N° 183, janvier 1999, p. 264-273.

8 réponses pour “Marie telle que vous ne l’avez jamais vue Séquence 6 : Déconstruire les inflations cléricales”

  • Vos réflexions se situent à l’intérieur du catholicisme, certes en montrant les interprétations du texte trop machistes et cléricales et en ayant une vision de la théologie féministe. Mais Marie n’est pas la propriété de l’Eglise catholique. La réflexion pourrait s’élargir au niveau œcuménique, en particulier, en se basant sur le travail du groupe des Dombes, Marie dans le dessein de Dieu et la communion des Saints. J’ai retravaillé ce document dans le cadre de la commission de théologie de l’ACAT avec 2 anciens membres du groupe des Dombes (faisait aussi partie de cette commission Roselyne Dupont-Roc). Vous avez cité à plusieurs reprises Bernard Sesboüé, qui faisait aussi partie du groupe des Dombes. Vous avez aussi parlé d’Elisabeth Parmentier qui fait aussi partie de ce groupe. En tant que protestante elle aurait pu dire : cela n’a aucun sens de prier Marie. Pour des personnes qui n’en ont pas l’habitude, cela décoiffe encore bien plus que de remettre en cause une certaine conception de la virginité de Marie. Voici un article de vulgarisation du travail du groupe des Dombes https://www.dropbox.com/s/xllrgbxnwbfm4xv/002%20Marie%20dans%20le%20dialogue%20oecum%C3%A9nique%20GH%20Mai%202009.pdf?dl=0

    • Bonsoir Georges et merci beaucoup pour ce lien. Le livre : Marie dans le dessein de Dieu est, en effet, remarquable. Je n’ai malheureusement pas pu le citer car je crois qu’il est épuisé (dixit La Procure), et l’étudiant à qui j’avais prêté mon exemplaire, ne me l’a, hélas, pas rendu. Élisabeth Parmentier et Bernard Sesboüé faisaient tous deux partie de mon jury de thèse. C’est sans doute pour cela que je me réfère volontiers à eux.
      D’autre part, mes recherches m’ont davantage poussée vers Marie de Magdala que vers la mère de Jésus, que j’ai moins, voire pas, “pratiquée” tant dans mes études qu’ensuite. Et, comme vous l’aurez compris, les dogmes mariaux ne sont pas les bases de notre réflexion théologique, à Anne Soupa ou moi. Enfin,je crois avoir terminé mon exposé en rappelant que c’est Dieu que l’on prie…

  • Merci à vous deux, Anne et Sylvaine — excusez l’emploi des prénoms, mais plus je vieillis et plus l’emploi exclusif des prénoms s’impose à moi car ils sont noms d’éternité. Je suis admiratif devant votre vivacité à ouvrir des portes verrouillées depuis si longtemps par des intérêts pas forcément avouables. Je m’associe de toutes mes pensées à ce mouvement auquel vous avez donné une matérialité.
    À travers ces sept séquences j’ai, avec vous, pu ajouter des mots sur cette nécessité de remettre en bonne place la femme pour l’équilibre du monde. Déconstruire cette figure biaisée de Marie est bien indispensable pour en reconstruire une autre qui soit ouverture. Marie, une femme qui prend sa place tout simplement ; une femme que les textes indiqués comme sources de votre réflexion présentent “à côté”, en “côte à côte” d’un homme, Joseph.
    Dieu crée l’humain, aide cet humain à se voir homme et femme autres l’un de l’autre au sein de cette même humanité, pour les unir afin qu’ils ne “fassent qu’un” !
    Si j’ai bien compris, et merci de me corriger si nécessaire, Jésus reçoit son humanité de la femme ET de l’homme, de Marie ET de Joseph. Joseph qui ne peut pas être réduit à un “père nourricier”. Jésus n’est-il pas le fils de Joseph et de Marie ?… Jésus qui parle du “fils de l’homme” chaque fois que les évangélistes lui donnent la parole pour parler de lui-même, Jésus qui, par ailleurs, parle de Dieu “son Père”.
    Jésus reçoit donc son humanité d’un couple constitué. Alors, le couple serait-il cette “subsistance” de l’humain, indispensable pour que l’homme et la femme puissent construire une égalité de reconnaissance ? Le couple troisième personne de l’humanité ? Un des messages que nous pourrions recevoir de nos frères juifs dans l’importance qu’ils accordent à l’union de l’homme et de la femme. Ceci ne va pas sans abandonner l’idée que “être père” n’est pas la “fonction inverse” — cf. nos réminiscences de mathématiques dites modernes — de “être fils”… Abraham l’a compris à ses dépends : il devra reconnaître que si Isaac est son fils, son Père est Dieu.

  • Grand merci Anne et Sylvaine pour vos apports sur Marie basés sur les Evangiles et les prophètes d’Israël; Ils m’aident à voir Marie comme deux figures, deux appels. A être disciple, fidèle à Dieu, écartant les idoles et à faire corps avec les autres humains pour “enfanter” ensemble le Christ à venir.
    Deux questions demeurent : 1) Luc ne suggère-t’il pas que Marie est proche du Temple de Jérusalem: Parente d’Elisabeth épouse de Zacharie qui officie au temple, dans le saint des saints. Que penser des affirmations de Pierre Perrier, qui s’appuyant sur les traditions orale araméennes conservées par les églises chaldéennes, suggèrent que Marie a été élevée au Temple et faisait partie des personnes les plus instruites de son époque… et qu’elle a travaillé avec Luc pour mettre par écrit son évangile ?
    2) Comment interpréter les si nombreuses apparitions de Marie des temps modernes ?

  • Ci-joint le lien vers un billet de 2 pages écrit en 1998 par Xavier Sallantin sur le mystère de la conception virginale de Jésus confronté aux données de le génétique … qui malgré tout laisse la porte ouverte.
    http://www.groupebena.org/IMG/pdf/chronique_septembre_1998_la_femme_et_le_serpent.pdf
    Ne négligeons pas les interrogations de nos contemporains qui ont accès à un nombre incroyablement plus grand de connaissances fondés qu’il y a 2000 ans. !

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