Prédication donnée par Kévin Buton-Maquet lors du culte du 9 août 2020 (Ferney-Voltaire) publiée sur jechercheDieu.ch conduit par le Pasteur Marc Pernot

« Akhab parla à Jézabel de tout ce qu’avait fait Elie, de tous ceux qu’il avait tués par l’épée, tous les prophètes [de Baal]. Jézabel envoya un messager à Elie pour lui dire : « Que les dieux me fassent ceci, et encore cela si demain, à la même heure, je n’ai pas fait de ta vie ce que tu as fait de la leur ! » Apeuré, Elie se leva et partit pour sauver sa vie ; il arrive à Béer-Shéva qui appartient à Juda et y laissa son serviteur. Lui-même s’en alla au désert, à une journée de marche. Y étant parvenu, il s’assit sous un genêt isolé. Il demanda la mort et dit : « Je n’en peux plus ! Maintenant, Seigneur, prends ma vie, car je ne vaux pas mieux que mes pères. » Puis il se coucha et s’endormit sous un genêt isolé. Mais voici qu’un ange le toucha et dit : « Lève-toi et mange ! » Il regarda : à son chevet, il y avait une galette cuite sur des pierres chauffées, et une cruche d’eau ; il mangea, il but, puis se recoucha. L’ange du Seigneur revint, le toucha et dit : « Lève-toi et mange, car autrement le chemin sera trop long pour toi. » Elie se leva, il mangea et but puis, fortifié par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu’à la montagne de Dieu, l’Horeb. Il arriva là, à la caverne, et y passa la nuit. – La parole du Seigneur lui fut adressée : « Pourquoi es-tu ici, Elie ? » Il répondit : « Je suis rempli de zèle pour le Seigneur, le Dieu de l’univers : les fils d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué tes prophètes par l’épée ; je suis resté moi seul, et l’on cherche à m’enlever la vie. » ― Le Seigneur dit : « Sors et tiens-toi sur la montagne, devant le Seigneur ; voici, le Seigneur va passer. » Il y eut devant le Seigneur un vent fort et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers ; le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre ; le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu ; le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu une voix de fin silence. Alors, en l’entendant, Elie se voila le visage avec son manteau ; il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Une voix s’adressa à lui : « Pourquoi es-tu ici, Elie ? » Il répondit : « Je suis rempli de zèle pour le Seigneur, le Dieu de l’univers : les fils d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué tes prophètes par l’épée ; je suis resté moi seul, et l’on cherche à m’enlever la vie. » Le Seigneur lui dit : « Va, reprends ton chemin en direction du désert de Damas. Quand tu seras arrivé, tu oindras Hazaël comme roi sur Aram. Et tu oindras Jéhu, fils de Nimshi, comme roi sur Israël ; et tu oindras Elisée, fils de Shafath, d’Avel-Mehola, comme prophète à ta place. Tout homme qui échappera à l’épée de Hazaël, Jéhu le tuera, et tout homme qui échappera à l’épée de Jéhu, Elisée le tuera, mais je laisserai en Israël sept mille hommes, tous ceux dont les genoux n’ont pas plié devant le Baal et dont la bouche ne lui a pas donné de baisers.

1 Rois 19:4-13a, (Traduction œcuménique de la Bible, modifiée)

L’histoire que je vais vous raconter n’est pas celle que vous croyez. Pourtant, je pensais bien la connaître, cette histoire d’Elie qui se réfugie au désert pour mourir. Dans l’interprétation courante, son désespoir est motivé par la culpabilité qui l’étreint. Pourquoi ? Quelques pages plus haut, Elie longtemps pourchassé par la reine Jézabel fait son grand retour : il met au défi Baal de mettre le feu au sacrifice préparé par ses 450 prêtres. Ces derniers, malgré toutes leurs danses rituelles et leurs flagellations, sont bien incapables de réveiller leur dieu, dont Elie se moque avec humour : « Eh bien ? Votre Baal se sera peut-être endormi ? Jouez plus fort, que diable ! Dansez ferme pour le réveiller ! » Puis vient le tour d’Elie, et l’holocauste s’enflamme comme de l’étoupe. Profitant de l’émoi collectif provoqué par ce miracle, Elie ordonne à la foule de se saisir de la clique des prêtres et de la mettre à mort.

Pour beaucoup de prédicateurs[1], ce geste meurtrier marque le point où Elie serait allé trop loin. Parti au désert pour échapper à Jézabel, il implore Dieu de le faire mourir : « Prends ma vie, Seigneur, dit-il, car je ne vaux pas mieux que mes pères. » Il faudrait, dit-on, entendre dans cet aveu la culpabilité ressentie devant ce massacre qui n’a pas été agrée par Dieu. Cette interprétation présente certes l’intérêt, pour nous Modernes, de dédouaner Dieu de toute responsabilité, puisque son prophète a agi par un excès de zèle coupable. Il en a trop fait, il n’a pas su se tenir en retrait. L’épisode suivant aurait alors pour but de souligner le mode d’action privilégié par Dieu, qui préfère la subtilité et l’exhortation douce aux pulsions génocidaires. Dans la rencontre d’Elie avec Dieu, en effet, ce dernier n’est ni dans la tempête, ni dans le tremblement de terre, ni dans le feu, mais dans une voix de fin silence. Un hymne à la tolérance, en somme, et quoi de plus convenable en effet, dans notre époque où la dernière chose dont nous ayons besoin, c’est qu’un texte sacré serve de caution au fanatisme.

Le problème, c’est que ce n’est pas cette histoire là que nous raconte le texte. Le narrateur ne condamne pas la violence, d’ailleurs cette violence, à l’époque, est partout. Depuis la mort du roi Salomon et la division de son royaume entre les différentes tribus, Israël est déchiré par la guerre civile. Ce n’est plus le temps des remords pour quelques prêtres tués. Au contraire, le narrateur va jusqu’à suggérer que cette désolation est autorisée par Dieu parce que son peuple s’est détourné de lui pour adorer des idoles comme Baal. Pire encore, l’ordre donné par Dieu immédiatement après cette rencontre sur l’Horeb est sans équivoque : « Va, reprends ton chemin en direction de Damas. Quand tu seras arrivé, tu oindras Hazaël comme roi sur Aram [puis] tu oindras Jéhu comme roi sur Israël […] Tout homme qui échappera à l’épée de Hazaël, Jéhu le tuera ». Bref, je ne perçois pas de trace de condamnation morale d’Elie par Dieu, bien au contraire.

Notre lecture de versets comme celui-ci est conditionnée par notre conscience de Modernes et d’Occidentaux, où l’accent est mis sur l’intériorité psychologique et sur la culpabilité. Une lecture protestante un peu mécanique pourrait ainsi opposer la culpabilité de la Loi, signifiée par les remords du prophète dévoré de zèle, au pardon de Dieu dans le souffle de vent, pardon qui préfigure l’Evangile de Jésus Christ. Ce serait alors avant tout un drame personnel et une crise de conscience que traverserait Elie. Pourtant, une attention au contexte plus large de la narration permet à mon sens d’expliquer autrement le désespoir qu’il ressent, ainsi que son aveu de n’être pas meilleur que ses pères. En effet, la narration met en scène un antagonisme entre les rois d’Israël et de Juda d’un côté, qui se détournent de Dieu en construisant d’autres temples que celui de Jérusalem et en adorant d’autres divinités comme Baal et Ashéra, et les prophètes de Yhwh de l’autre, qui ne cessent de mettre en garde contre le désastre imminent que cette politique va attirer sur le royaume. Ainsi, le rôle politique du prophète saute aux yeux : les prophètes ont pour tâche d’organiser un contre-pouvoir contre les rois idolâtres. À ce titre, ils ont une grande responsabilité en tant qu’instrument de la volonté divine, mais ils sont également des opposants qu’il s’agit de mettre hors d’état de nuire.

Si l’on garde en tête les enjeux politiques des actions d’Elie, c’est le cycle d’Elie dans sa globalité qui s’en trouve éclairé. S’il veut mourir, ce n’est pas parce qu’il se sent coupable pour le sang versé inutilement, mais parce qu’il a échoué dans sa mission. Après trois ans d’exil, suite à son opposition à la politique de la reine Jézabel, soutien fervent du culte de Baal en Israël, Elie pensait l’heure de triomphe arrivé. Avec le massacre des 450 prêtres de Baal, il tente un coup de main pour reprendre le pouvoir contre la reine du royaume d’Israël. Mais il n’est visiblement pas parvenu à conserver dans la durée le soutien du peuple, et Jézabel n’est pas destituée. Bien au contraire, elle le surprend par une contre-attaque qui le met aux abois, affamé et assoiffé comme une bête traqué. Il veut mourir parce qu’il a échoué. Il n’est pas meilleur que ses pères car, pas davantage que Moïse et Aaron dans le désert, il n’a pu préserver le peuple hébreu de la tentation du veau d’or.

La question posée par le texte n’est pas celle de la culpabilité, mais d’abord celle de la juste réponse à un appel, lorsque celui-ci vient de Dieu. Comment mettre en œuvre concrètement la mission qu’on a reçue de Dieu ? Le texte pose ensuite a question de notre attitude face à l’échec de cette mission. Le doute d’Elie n’est pas le doute de la conscience qui se demande : « Ai-je bien fait ? », mais celui de l’intelligence qui se demande : « Aurais-je pu faire autrement ? » On nous dit souvent, n’est-ce pas, qu’il faut faire la volonté de Dieu. Nous l’avons répété ensemble il y a encore quelques instants. D’accord, mais quand on rate ? Comment gérer l’échec dans notre vie de chrétiens ? Nous pensions faire ce que Dieu veut pour nous, et voilà que rien ne se passe comme prévu. Non seulement les circonstances nous sont défavorables, mais nous nous découvrons peu soutenus dans nos efforts. Nous avons contre nous la masse des fidèles, toute la masse d’une chrétienté lourde, conformiste, qui préfère adorer confortablement les puissances de l’argent et du statut social plutôt que de suivre un prophète de Yhwh. Il y en aura d’autres, des prophètes, ce n’est pas cela qui manque. Nous suivrons le prochain.

J’en arrive enfin à la manifestation de Dieu sur l’Horeb. En se présentant au prophète dans le murmure plutôt que dans le fracas, Dieu affirme sa souveraine liberté sur les temps et l’histoire. Certes, il peut se manifester dans les grandes actions, dans les orages d’éclair et les bourrasques de feu, comme le feu qui a dévoré l’holocauste et confondu les prêtres de Baal. Mais même lorsque les approches pyrotechniques ont échoué, il continue à murmurer au prophète d’autres approches possibles. Ce colloque intime avec Dieu donne à Elie la force de repartir au combat. Mais il devra œuvrer autrement pour faire advenir la volonté de Dieu. Si le coup de main n’a pas fonctionné, il lui faudra être plus fin politique, bâtir son action sur le long terme (à tel point qu’elle ne sera achevée que par Elisée). Il va donc prendre le royaume d’Israël en tenailles : au nord, il obtiendra qu’Hazaël devienne roi du pays d’Aram, afin que celui-ci mène une offensive qui va mettre Israël sous pression. Surtout, il nomme en la personne de Jéhu un concurrent au trône d’Israël, détenu alors par Akhab et Jézabel. Ayant rallié une partie de l’armée, Jéhu va mener une véritable guerilla depuis l’intérieur du pays qui finira par faire s’effondrer la royauté. Comme vous le voyez, on ne s’embarrasse pas de culpabilité à l’époque d’Elie. Mais cet épisode a le mérite d’illustrer pour nous la façon dont le prophète, confronté à l’échec d’une tactique, n’hésite pas à mettre en œuvre des stratégies au long cours et à travailler pragmatiquement à partir des données politiques d’une situation.

J’ai commencé cette prédication en disant que cette histoire n’était pas celle que je croyais. C’est aussi en un autre sens, en un dernier sens, que cette histoire n’est pas celle que je croyais. Elle nous parle en effet de notre actualité. Depuis quelques mois, une voix de fin silence se fait entendre, particulièrement dans l’Église catholique. Ce sont des femmes, elles sont sept, elles ont contre elle toute la cléricature de Baal et ses fervents adeptes. Que veulent-elles ? Être prêtre, diacre, nonce, enfin servir Dieu dans l’institution qu’il leur a donné pour le faire. Que leur reproche-t-on ? Leur orgueil bien sûr, cet orgueil qu’on ne reproche qu’aux femmes, d’ailleurs, chaque fois que celles-ci osent sortir de la cuisine. Même de la part de catholiques progressistes, on leur reproche de vouloir aller trop vite, de tordre le bras de l’institution. Cette froideur, cette pusillanimité face à leur revendication est sans doute en partie due à notre approche psychologique de ce genre de textes, que nous lisons avant tout comme une forme d’introspection plutôt que comme un diagnostic politique. Une très large majorité de femmes (et d’hommes) catholiques pensent que les femmes devraient pouvoir être prêtres, pourtant elles n’osent pas l’exprimer publiquement et se battre pour le faire reconnaître par les institutions, car elles estiment qu’il s’agit d’une opinion personnelle qu’on ne peut opposer au Magistère.

Quelles sont les chances que ces sept femmes voient leur démarche aboutir ? Sans doute guère plus que les chances d’Elie face à un royaume tout entier. Et pourtant, le murmure de Dieu les travaille, et nul doute qu’il ne sache leur inspirer une multitude de stratégies pour qu’enfin la volonté de Dieu soit faite. Pourtant, alors qu’elles subissent tous les outrages, qu’elles sont insultées, menacées de mort par les membres de leur propre Église, je crains qu’elles ne soient au désespoir comme Elie au désert. C’est pourquoi je voudrais simplement, au sortir de cette prédication, les nommer. Non pas qu’elles en aient besoin, car elles se débrouillent très bien sans moi. Mais je voudrais simplement que nous entendions leur nom, le nom de ces sept femmes qui payent pour toutes les autres qui n’osent pas encore parler. Je les nomme, non pas pour leur donner la voix, mais pour que nous nous rappelions qu’elles sont présentes parmi nous aujourd’hui, quel que soit le lieu où elles adorent Dieu en ce moment même. Mais je les nomme en rappelant comment elles sont nommées, je leur donne les noms que les bons chrétiens leur ont donné, pour que nous n’oublions pas qu’elles ont besoin de nous.

Anne Soupa, ignorante prétentieuse.

Christina Moreira, protestante (ce qui apparemment est une insulte).

Loan Rocher, invertie.

Laurence de Bourbon-Parme, salope.

Sylvaine Landrivon, menacée de mort.

Hélène Pichon, schismatique.

Marie-Automne Thépot, mal baisée.

Aujourd’hui, vous êtes toutes au milieu de nous, avec vos visages couverts de crachats, comme celui du Christ. Vous n’êtes pas seule. Tu n’es pas seule, Anne Guillard. Tu n’es pas seule, Valentine Rinner, tu n’es pas seule, Alix Bayle. Vous êtes avec les femmes prophètes, vous êtes avec Judith et Hagar, avec Ruth la Moabite et Marie de Magdala. Vous êtes avec ces femmes dont j’ignore encore le nom, femmes que j’attends, femmes qui demeurez encore dans le silence de Dieu. Avec vous, une voix de fin silence s’est fait entendre, qui ne se taira pas.

Amen.

Kévin Buton-Maquet

[1] Voir par exemple la très belle prédication de Caroline Schröder Field, « Elie dans le désert », lauréate du Prix suisse de la prédication 2014, in Luc Badoux et al., Prédications. Un best of protestant, Genève, Labor et Fides, 2017, pp. 57-64.

Remarque de S Landrivon : Kévin Buton-Maquet, trompé par l’annonce de 7 candidates présentées par le collectif Toutes Apôtres !, à la suite de la candidature d’Anne Soupa, a inclus cette dernière dans sa liste des 7 et omis la présence de Claire Conan-Vrinat. Nommons-la avec ses sœurs ; appelée et présente elle aussi, elle aura échappé pour un temps aux « crachats ».

Et merci à l’auteur pour cette superbe prédication et ce très fort soutien.

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