Philippe Lefebvre, Comment tuer Jésus ? Abus, violences et emprise dans la Bible, Paris, Les Éditions du Cerf, 2021.
Recension de Sylvaine Landrivon
S’appuyer sur la Parole de Dieu, sur ce dont elle témoigne et sur qu’elle enseigne, pour accompagner celles et ceux qui ont été ou sont victimes d’abus, tel est le défi que relève Philippe Lefebvre après avoir eu le courage de s’opposer aux prédateurs qui sévissent sous la protection du silence ecclésial. Cet exégète le sait, la Parole biblique, « met en garde contre tout désir de mainmise, contre tout pouvoir abusif, contre tout assujettissement » (p.17). Encore faut-il la lire, ce qui interroge doublement, quand l’abus provient du monde clérical.
Et ensuite faut-il accepter de partager la parole car à l’instar de Caïn qui tue son frère, faute d’avoir su communiquer, l’Église aggrave son cas chaque fois qu’elle noie dans son verbiage une absence de véritable parole.
Ce livre traite un sujet difficile et son approche fondée sur l’Écriture, pour passionnante qu’elle soit, demande au lecteur une attention soutenue afin de ne pas passer à côté des qualités de l’analyse.
Sur le plan humain, l’auteur prévient dès son avant-propos : il avance en terrain miné et il sait de quoi il parle, lui qui a osé dénoncer une célébrité de l’establishment catholique : Tony Anatrella, qu’il a la délicatesse de ne pas nommer. Il avertit aussi d’une autre manière en soulignant que le livre de la Parole de Dieu « n’est pas d’abord un livre que nous lisons ; c’est avant tout un livre qui nous lit » (p.33).
Par cet échange autour de la Bible, il nous invite à une autre manière d’être au monde qui donne comme impératif d’être réceptif à l’appel des humiliés. On croirait entendre le Magnificat (Mais qui le lit pour ce qu’il est ?)
Parce que Dieu donne amour et vie, « rien ni personne n’est réduit à l’état de proie ou de marchandise dont on pourrait impunément s’emparer » rappelle Philippe Lefebvre. Et cependant le Fils de Dieu lui-même a dû expérimenter le harcèlement, la capture et la mise à mort. L’auteur fait donc dès le début le rapprochement entre Jésus et chacune des personnes abusées, violentées. C’est pourquoi il choisit comme titre de son livre les premiers mots du chapitre 14 de l’évangile de Marc : « C’était la Pâque et les Azymes dans deux jours, et les grands prêtres et les scribes cherchaient comment, ayant pris Jésus par ruse, le tuer. » Et première constatation effroyable, « le gratin religieux cherche des moyens tordus pour mettre la main sur Jésus et pouvoir le tuer » (p.19). Ce retour à la Passion du Christ met en évidence le système qui élabore le processus orchestré par les efforts conjugués des autorités religieuses et politiques. Il ne s’agit pas d’une impulsion, c’est d’abord un complot puis une chasse à l’homme mûrement programmée qui aboutit à la croix.
Comment tuer Jésus ? propose ainsi une réflexion pour tenter d’élucider « ce qui se passe quand des abus ont lieu, quand ils sont connus et pourtant tus », quand les personnes qui dénoncent ces agissements sont agressées, quand la scène de la Passion redevient présente par l’innocence bafouée avec la complicité des institutions.
Seize « stations » se fondent sur la Bible pour décrypter le phénomène.
L’auteur fait d’abord remarquer que répondre à ce drame en prétextant des abus ailleurs que dans l’Église, n’est en rien une excuse ou une justification. Il rappelle que ne pas venir en aide à l’humilié, c’est déjà se détourner du Christ. Il poursuit en expliquant que la chair du Christ est la demeure des sans-lieu et pour cela établit un parallèle direct entre la croix du Christ et les violences que l’Église fait subir à certains et certaines de ses membres. L’auteur relie la Cène à la mort de Jean le Baptiste expliquant que ce dernier repas intègre ce qu’a subi Jean dont la tête fut servie sur un plateau à Hérode. Dans ce corps du Christ offert en partage, Philippe Lefebvre reconnaît « le lieu des bafoués, des agressés, des violentés » (p.49) Ainsi, « La communion, l’adoration du corps du Christ ne sont donc pas des échappatoires aux horreurs du quotidien pour trouver enfin une réalité éthérée, retirée du tumulte du monde ; c’est le contraire qui est vrai : recevoir ce corps ou méditer en sa présence, c’est être au plus près des persécutés de toutes sortes qui reposent en lui. » (p50). Par conséquent, recevoir le corps du Christ en faisant semblant d’ignorer les victimes qu’il porte, c’est « ne pas voir le Christ Lui-Même ».
La Bible n’est pourtant pas avare de scènes dans lesquelles des tentatives de mainmise sur les plus faibles sont exposées.
L’auteur relève les termes clés du psaume 1 : les méchants, les pécheurs, les moqueurs qui ratent le rendez-vous avec Dieu. Or l’humain est appelé à porter du fruit, ce que saint Irénée décline en termes de croissance. Et dans cette démarche de fructification, l’important est de s’implanter dans une terre féconde. A partir de cette métaphore de l’arbre de la connaissance qu’il ne faudrait pas toucher, nous comprenons cet arbre est « comme un prototype » de ce que nous sommes appelés à vivre. Mais l’attitude d’emprise des prédateurs s’oppose frontalement à cette fructification. De là, nous sommes conviés à Silo pour observer ce qu’il advient d’Eli et de ses fils. Les prêtres impudents et impudiques ne sont pas rares dans le paysage biblique, note l’auteur. Anne la future mère de Samuel a osé prier à haute voix et est passée pour ivre dans ce temple où des prêtres accomplissent les pires horreurs. Cette femme d’abord fermée à la fécondité, est comparée à un autre temple dont Samuel va ouvrir les portes. L’auteur voit dans l’humiliation qu’elle a d’abord subie de la part de l’autre épouse comme de celle d’Eli, « un fil théologique qui court d’un bout à l’autre de la Bible et qu’il serait bon de suivre dans la réflexion sur les violences faites aux femmes, spécialement dans l’Église. » (p. 119).
L’auteur poursuit son analyse du Premier Testament et constate que l’abus dit toujours davantage que la simple matérialité des faits ; « il renvoie vers toute une organisation communautaire, politique, qui rend possibles de tels faits et, parfois, empêche toute justice d’accomplir son œuvre. » (p.124).
Parmi les démunis le plus souvent abusés, se trouvent bien sûr les enfants et les femmes. Mais ce sont justement ceux que les disciples cherchent à éloigner de Jésus n’hésitant pas à faire des abus de pouvoir que pointe et dénonce l’Evangile. C’est déjà le cas dans le Premier Testament quand Samuel doit insister auprès de Jessé pour connaître le « petit » David qu’il faut aller chercher, comme l’enfant appelé par Jésus en Mt 18,5. Ces « petits », qui dérangent la mainmise d’un microcosme sur les lieux de pouvoir, sont pourtant à accueillir comme le Christ lui-même, nous dit la Bible. Et, poursuit l’auteur : « qui viole un enfant viole le messie lui-même ; qui ferme les yeux sur les malversations faites contre un enfant, renie le messie, le trahit et le livre au bourreau. Dans l’enfant, soit respecté soit bafoué, c’est le messie, ni plus ni moins qu’on reçoit ou qu’on traîne à la croix. Telle est la logique que l’Évangile fonde et déploie. » (p.136).
Il en va de même pour les femmes : « Comme on traite Dieu, on traite les femmes ». Comme les abus semblent souvent provenir d’un détournement de virilité, l’auteur questionne ce sujet avec l’exemple des eunuques et celui de David, et constate : « un homme authentique n’est jamais celui que l’on croit ! Les critères qui le font reconnaître ne relèvent point de standards masculins » (p.147), et la force réelle du roi David sera de « danser de toute sa force » devant l’arche d’alliance. Donc, pour Philippe Lefebvre, « un homme véritable est peut-être celui qui danse (…) devant Dieu » (p.148).
Dans une passionnante analyse du possédé de Gérasa décrit au chapitre 5 de Marc, l’auteur nous montre qui sont les véritables coupables, ceux qui trouvent un « bouc émissaire » prêts à céder discrètement au diable « coupeur de relation » quand ils se trouvent face à « une parole qui appelait à quitter les fonctionnements habituels, à se laisser envoyer par Dieu, à délivrer ceux qui étaient enfermés » (p.163), que ce soit celle du possédé de Gérasa, celle de Jean-Baptiste ou celle du Christ. Il dénonce ainsi les abuseurs qui diabolisent leur(s) victime(s) et atteste de plusieurs situations vécues, dont un exemple terrible où la victime malmenée subit en fait les mauvais traitements de toute sa communauté, dans le silence complice de celles qui n’étaient pas ses tortionnaires directs.
Le chapitre 12 s’intitule « Scènes de viol ». Philippe Lefebvre va montrer ici, en analysant l’abominable scène décrite en Juges 19, que deux anonymes, oubliés et silencieux, sont au centre de cette terrible histoire. Il s’agit de Dieu et de la pauvre femme violentée à mort et qui finit coupée en douze morceaux. L’auteur veut mettre en évidence que « les abus ne se passent pas toujours chez les autres » (p.190) ; ces affaires de viol perdurent et sont « une atteinte à Dieu dans la personne des plus faibles, des oubliés, des anonymes » (p.191). De rapprochements en rapprochements entre cet épisode du livre des Juges et ce qu’il advient pour Jésus, nous sommes invités à faire le lien entre le corps fractionné de la compagne du lévite (qu’il a livrée à sa place) et le repas eucharistique. La femme est coupée en 12 morceaux, un pour chaque tribu d’Israël nous dit le texte, comme Jésus fractionnera le pain pour chacun des 12 apôtres. L’auteur en conclut « qu’une fois de plus, le corps du Christ est au cœur du pire ; sa chair est l’asile (…) de ceux qui n’ont plus de lieu, plus de corps, plus de nom. Ce sont tous ces tourments –le corps fractionné, le corps livré et crucifié- qu’il assume dans sa propre chair et qu’il habite de sa présence pour les vivifier, pour mettre la vie là où la vie a été déniée. » (p.200-201).
Et Philippe Lefebvre revient à ce qui forme le fil rouge de son livre : la question de la parole.
De nombreux livres, films, attestent des violences, de l’emprise, de l’asservissement des individus, et des systèmes qui les permettent et les entretiennent au sein de l’Église catholique. Il constate alors : « S’il manque quelque chose dans l’Église, c’est à mon avis d’abord d’une véritable culture de la parole. Parler pour vraiment dire quelque chose, parler à quelqu’un, répondre quand on est interpellé, répondre de ses actes quand ils sont répréhensibles, dialoguer quand on est d’appartenances différentes, dire qu’on ne sait pas quand on ne sait pas, et puis écouter –écouter ce que d’autres ont à dire, même si l’on se sent a priori éloigné de ce que l’on croit qu’ils vont dire. Sinon, on demeure plongé dans le sol profond qui fait pousser la plante vénéneuse des abus et de leurs suites désastreuses » (p. 207). Mais dans cette Église où on vénère le Verbe fait chair, « il n’y a pas de parole digne de ce nom, pour répondre à « ceux qui ont le cœur brisé », à « ceux qui ont l’esprit désagrégé » Ps 34.19. On ne vous répond pas, on reçoit des intimidations anonymes venues d’en haut par personnes interposées… » (p.209).
Et pourtant… « La bible comme parole de Dieu dénonce en permanence chez les humains les propos mensongers, les réflexions qui discréditent, les mutismes assassins » (p.209). Et c’est ainsi que l’auteur regardant « la croix que certains responsables religieux hommes ou femmes, portaient sur leur poitrine comme signe de leur dignité et de leur charge » la trouve « plus visible, plus réelle chez telle ou telle victime d’agressions » venue se confier à lui.
Au terme, il faudrait, au moins, que les responsables de tous ces abus admettent « qu’ils n’ont pas fait ce qu’il fallait » (p.255).
« Comme on aimerait que certains seigneurs de l’Église expliquent simplement qu’ils n’ont pas pu, pas su, pas voulu faire autrement que ce qu’ils pensaient qu’il fallait faire. On peut comprendre, ou peut-être pas chez certains ; mais c’est dit, et cela, le Verbe, la Parole dite, ce n’est pas rien. » (p.256).
Très belle analyse ! Très courageuse !
Une question encore, qu’est-ce qui attire ces hommes pervers dans l’Église ? Il serait bon de le découvrir pour pouvoir y remédier…
Demander au “lecteur une attention soutenue afin de ne pas passer à côté des qualités de l’analyse.”
Voilà le conseil qui vaut la peine. Et vous avez su le faire à l’entame de votre recension. Car, un exégète qui écrit le fait sans doute d’abord pour lui-même, ensuite pour ses paires. Et enfin pour ceux et celles qui peuvent avoir “une attention soutenue”
Visiblement, le livre, se réfère beaucoup aux passages bibliques. Quand bien même ceux-ci ne sont pas explicitement des scènes d’abus sexuels (la femme coupée en 12 morceaux) comme on le vit à notre époque, les exégètes ont le sens de la formule. Ils arrivent toujours à faire dire au texte ce que le commun des mortels ne verrait nullement. Sauf que le risque, pour le cas d’espèce est de conclure qu’il n’y a “rien n’est de nouveau sous le soleil” Et c’est justement l’un des arguments des abuseurs. N’a-t-on pas entendu des témoignages dans lesquels les victimes étaient invitées à participer à “l’économie du salut”? Ou encore à un rite de signature du “pacte avec Dieu”?
Merci Sylvaine pour cette recension précise et claire.
Pour avoir lu le livre de Philippe Lefebvre, que je recommande vivement, je suis impressionnée par le courage de l’homme et l’exigence du théologien.
Je retiens de son livre, que Philippe Lefebvre nous invite à deux attitudes :
– écouter et regarder vraiment le Christ agir et parler, auprès des “petits” ;
– oeuvrer à être et à parler EN VERITE.
Son analyse à partir de la Bible confirme que les crimes commis dans l’Eglise par des hommes d’Eglise sont non seulement un contre-témoignage à la Bonne Nouvelle mais aussi un contresens théologique majeur.