Des paroles de Jésus politiquement incorrectes ? (Luc 12, 49-53)
Par sylvaine Landrivon
“Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais que déjà il fût allumé ! Je dois être baptisé d’un baptême, et quelle n’est pas mon angoisse jusqu’à ce qu’il soit consommé !
“Pensez-vous que je sois apparu pour établir la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la division. Désormais en effet, dans une maison de cinq personnes, on sera divisé, trois contre deux et deux contre trois : on sera divisé, père contre fils et fils contre père, mère contre sa fille et fille contre sa mère, belle-mère contre sa bru et bru contre sa belle-mère.”
Que veut enseigner Jésus, d’apparemment si rude et si étrange que les prêtres, pendant très longtemps, n’ont pas souhaité commenter ce texte devant l’assemblée ?
On comprend un peu leurs réticences : le ton est rude pour un message qui ne l’est pas moins…
Il nous faut prendre le temps d’en saisir le sens, et pour cela, examiner les deux parties de ce que Jésus déclare.
Afin de ne pas prendre le risque de s’égarer en faisant dire au texte, trop ou pas assez, remontons à sa source dans l’Écriture, puis observons ce qu’en ont dit quelques grands théologiens. Nous allons découvrir comment Jésus explique que la Bonne Nouvelle à transmettre n’est pas une boisson fade, sans saveur. C’est un remède qui brûle les lèvres, qui répand le feu, et qui ne sera pas reçu partout avec l’aisance d’une évidence. (Souvenons-nous de la vision d’Isaïe au chapitre 6 : « L’un des séraphins vola vers moi, tenant dans sa main une braise qu’il avait prise avec des pinces sur l’autel. Il m’en toucha la bouche et dit : “Voici, ceci a touché tes lèvres, ta faute est effacée, ton péché est pardonné.” »)
D’ailleurs, dès la première audition de ce passage de l’évangile de Luc, nous comprenons que Jésus utilise des métaphores qui nous invitent à accueillir l’idée que l’Évangile impose de passer par des épreuves et par la mort : ce sera la mort à une certaine forme de vie dans la facilité ou la duplicité ; la mort à certains compromis, et à toutes les compromissions.
Et dans un tel contexte, qui pointe la difficulté de la mission, Jésus va nous montrer qu’au nom de la vérité inaliénable de l’Évangile, la discorde va forcément se produire.
Or il ne faut pas la redouter : cette discorde peut être salutaire.
Donc, pour parvenir à la bonne compréhension d’un message aussi particulier, il faut approcher le texte avec prudence. D’ailleurs les 4 vertus cardinales seront nécessaires à notre parcours : la prudence en premier dans une approche qui demande de bons appuis ; la tempérance, car notre devoir de modération va être mis à l’épreuve face à une interpellation qui nous déstabilise ; la justice pour interpréter cet enseignement avec rigueur et justesse ; et enfin la force ou le courage d’affronter le défi, et de mettre en œuvre ce que Jésus attend de chacun. Nous aurons ainsi respecté l’ordre des vertus cardinales tel que suggéré par Platon, sans omettre d’engager ce que nous possédons des vertus théologales que sont la foi, l’espérance et l’amour.
1/ Approche
Déjà, avant d’entrer dans le vif de ce texte qui –évidemment- nous provoque, il faut entendre ce que le cardinal Carlo Maria Martini dit de l’évangile de Luc.
Il explique en effet que cet évangile est « l’Évangile de l’Évangélisateur, celui qui explique comment se forme un évangélisateur[1] » ; il ne s’adresse donc pas à n’importe quel type d’auditoire.
En effet, au fil des chapitres, Luc décrit la manière d’enseigner de Jésus sans jamais dissimuler à quel point ce qu’il transmet est difficile à recevoir et combien les disciples peinent à comprendre ce qu’ils entendent. Plusieurs passages illustrent cette difficulté :
Nous lisons par exemple au chapitre 9 : « Mais ils ne comprenaient pas cette parole ; (elle leur demeurait voilée pour qu’ils n’en saisissent pas le sens, et ils craignaient de l’interroger sur cette parole.) » (Lc 9,45)
Et au chapitre 18 : « Et eux ne saisirent rien de tout cela ; cette parole leur demeurait cachée, et ils ne comprenaient pas ce qu’il disait. » (Lc 18, 34)
Nous remarquons qu’il y a ainsi, tout au long de cet évangile deux axes de parole :
-un qui s’adresse à la foule, dont le sens nous rejoint aisément, mais qui n’apparaît pas ici,
-et un autre, plus rude, qui concerne directement ceux qui auront la charge de porter une parole qu’ils ont pourtant tant de mal à s’approprier.
Si nous allons encore un peu plus loin dans cette construction de l’évangile de Luc, rédigé à deux vitesses d’enseignement, nous remarquons que ces deux orientations sont, à leur tour, structurées en deux parties. Ainsi les chapitres 9 à 18, au centre desquels s’insèrent nos versets, constituent le cœur de ce que le cardinal Martini nomme « la formation de l’évangélisateur ».
C’est donc dans cet esprit qu’il faut recevoir les injonctions sur lesquelles nous allons nous pencher : en gardant à l’esprit qu’elles s’adressent plus spécialement aux personnes chargées de l’encadrement des chrétiens.
D’ailleurs st Ambroise disait déjà que ces v. 49-50 sont destinés aux prêtres. Et le théologien contemporain François Bovon l’a confirmé en expliquant : « A tous, Dieu donne, à certains, il confie.[2] » Ce sont donc assurément ces derniers : ceux « à qui il confie », qui sont visés par cette sévérité.
2/Observons la structure du texte
Le premier passage est constitué de deux sentences parallèles, et quoi qu’il semble, ces deux illustrations sont aussi terribles et paradoxales l’une que l’autre :
Une image évoque le feu mis à la terre mais qu’on a hâte d’allumer
et l’autre à propos du baptême, n’indique pas d’abord la joie d’une vie nouvelle, mais l’angoisse.
Ces deux approches exposent ainsi sans détour, à la fois ce dont il s’agit, à quel prix le message sera transmis, et quelles en seront les répercussions.
Il faudra traverser la mort, et malgré l’angoisse de l’épreuve redoutable, aspirer au dénouement qui libère les temps eschatologiques.
Ensuite ces images austères débouchent sur une interpellation puis une réponse inattendue, pour aboutir finalement à une … « division ».
Enfin seulement, le regard et le discours laisseront les disciples pour se tourner vers la foule.
3/ Explication
Il faut bien reconnaître qu’ici nous sommes un peu pris à contre pied. Le plus souvent Jésus se montre sous le visage du Sauveur.
Ici, la mention du feu répandu sur la terre rappellerait plutôt le châtiment de Sodome et Gomorrhe (Gn 19,24), ou celui qu’Elie fait descendre sur les serviteurs du roi Akharias. Et ces références orientent vers l’idée de jugement à laquelle le feu est souvent lié comme une force destructrice, purificatrice, dans le Premier Testament.
Mais le feu permet aussi à Dieu de se révéler (buisson ardent en Ex 3, 2-3) ou de guider le peuple (colonne de feu Ex 13, 21-22).
Ce feu mentionné par Jésus peut donc posséder les deux dimensions : nous retrouvons celle du jugement mais il ne s’y réduit pas. Pour Luc, il ne faut pas minorer la place positive du feu à la fois comme feu de la Bonne Nouvelle et comme feu de l’Esprit saint, même s’il possède l’autre symbolique. Car ce feu qui s’allume est à la fois celui qui diffuse la proclamation de l’Évangile, celui qui sera donné à la Pentecôte, et en même temps, celui qui va diviser.
D’où le lien avec le verset suivant, qui permet d’unir christologie et histoire du salut puisque, comme nous l’explique François Bovon : « il fallait que le Christ souffrît, qu’il fût baptisé (v.50), pour que la vie nouvelle, le feu (v. 49), se propageât[3] ».
De cette référence ambivalente du feu, on passe à celle de l’eau qui ne l’est pas moins.
Souvenons-nous que l’eau du baptême fait passer par la mort (voir Rm 6,3-4 : « ignorez-vous que, baptisés dans le Christ Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle. »)
Jésus annonce d’abord de sérieuses épreuves pour Lui ; il nous laisse entrevoir celle de Gethsémani puis celle de la Croix.
Mais pourquoi ensuite enchainer sans transition sur le rejet de la paix au profit du conflit ?
En effet, alors que les versets 49-50 visaient le sort de Jésus, les versets 51-53 viennent dépeindre son impact sur nous.
Dieu souhaite évidemment la paix mais est-elle promise pour tout de suite dans ce monde-ci ? Non. Ce sont les faux prophètes qui promettent la paix prochaine. Les vrais prophètes annoncent plutôt des malheurs, et la colère de Dieu s’abat régulièrement sur le peuple infidèle.
Quand le Seigneur le choisit et l’envoie en mission, Il dit à Jérémie : « Vois ! Aujourd’hui même je t’établis sur les nations et sur les royaumes, pour arracher et renverser, pour exterminer et démolir, pour bâtir et planter. » (Jr 1,10).
Comme dans ce que déclare Jésus, nous entendons que l’annonce du Royaume va de pair avec des épreuves et des divisions.
C’est bien le mot « division » qui est retenu par Luc. Pas de « glaive » ou d’« épée » comme chez Matthieu (voir Mt 10,34 : « N’allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. »)
La notion de division pointe une notion de durée et se tient à distance de toute connotation politique (belliqueuse). Elle semble se focaliser sur la famille. Pourquoi ?
Dans le contexte social qui entoure Jésus, le plus redouté des problèmes est, en effet, celui de la désagrégation des liens familiaux et sociaux même si, avec Jésus, ce n’est plus cette harmonie qui prime puisqu’il en vise une autre qui est celle de la communauté nouvelle.
Il le dit d’ailleurs en 8, 21 : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en pratique. »
Et il montre un peu plus loin que pour cette communauté, il faut prendre parti (Lc 9,4-5 : « en quelque maison que vous entriez, demeurez-y, et partez de là. Quant à ceux qui ne vous accueilleront pas, sortez de cette ville et secouez la poussière de vos pieds, en témoignage contre eux. ».
Il invite donc à une sorte de révolution ; et cette division, jusqu’au sein des familles, va être bien réelle comme en témoignent les premiers écrits chrétiens.
(Voir la Deuxième apologie de Justin : qui relate la plainte d’un mari dont la femme est devenue croyante ou le Martyre de Perpétue et de Félicité : qui nous décrit comment le père de Perpétue essaie de la faire céder en lui amenant son jeune fils dans sa prison.)
Le texte affirme donc, dans un premier sens de lecture, que l’Évangile divise les familles comme il déchire le peuple d’Israël, et cela « à partir de maintenant ».
La question se pose alors du prix à payer : n’est-il pas exorbitant ? Comment un message d’amour peut-il passer par le conflit ?
En fait le cœur du message de Jésus n’est pas exactement celui-ci. Ce qu’il rejette c’est l’indétermination, l’hypocrisie, les compromissions qui sont les ferments du mal.
Il n’incite pas les membres d’une famille à se dresser gratuitement les uns contre les autres, il adresse en revanche un appel en faveur de l’Évangile. François Bovon le dit en ces termes : « Dès que le feu se répand, la neutralité n’est plus de mise. Les uns acceptent la Bonne Nouvelle, d’autres la refusent.[4] »
En effet, si la foi vise la paix du royaume, elle ne minore pas les étapes, les épreuves à assumer.
Et comme le constate encore François Bovon, « L’Évangile n’est pas un baume tranquille, mais une brûlure ; il n’est pas non plus une communion sans rupture.[5] »
Ce n’est qu’à la fin des temps, que le Règne viendra rétablir l’unité perdue.
4/ Quel enseignement retenir alors pour aujourd’hui ?
Carlo Maria Martini relève trois thèmes qui traversent ces paroles complexes dont la formation au détachement et à la liberté du cœur. Mais il prévient : « La bienveillance divine, loin d’éliminer l’exigence, paraît même la faire redoubler.[6] » C’est d’ailleurs ce que dit Jésus dans le verset qui précède cette péricope : « A qui on aura donné beaucoup il sera beaucoup demandé, et à qui on aura confié beaucoup on réclamera davantage. »
Autrement dit : plus nous avons reçu d’assurance dans notre foi, plus l’autorité de notre témoignage a du poids, plus notre exemplarité devra être forte.
Par cette importance donnée à l’exemplarité, il anticipe certains aspects de ce qu’écrit la théologienne moraliste Marie-Jo Thiel dans son très riche ouvrage consacré aux abus sexuels dans l’Église. Car la faute sera d’autant plus grave qu’elle émanera de ceux à qui le peuple a été confié.
C’est pourquoi la théologienne Marie-Jo Thiel souligne, en médecin, « qu’aucun tissu n’éclot sur de la gangrène. Au contraire, la nécrose s’étend jusqu’à devenir incontrôlable. Dans le grand corps Église, n’en va-t-il pas de même ?[7] » se demande-t-elle.
C’est dans de tels moments qu’il faut se souvenir des paroles d’Isaïe et de Jérémie puis de celles de Jésus, même si, comme le disait Carlo Maria Martini, ce sont en fait « les paroles les plus dures et les plus intransigeantes de l’Évangile, celles que l’on a le plus de mal à expliquer aux fidèles[8] ». Il rappelle d’ailleurs que naguère, elles étaient absentes de la liturgie afin d’éviter des embarras.
Que faut-il alors retenir ? Qu’en toute assemblée humaine, quelle qu’elle soit, le mal peut s’immiscer et se répandre jusqu’à provoquer des horreurs.
Alors face à ces situations mortifères, il faut oser réagir même au prix de divisions fratricides. Il ne faut pas les redouter car cette discorde peut être salutaire.
Le pire, la fin de tout, ce n’est pas les risques de divisions ; ce sont – au contraire- les stratégies mises en place pour les éviter. Car le mal prospère dans le silence, dans l’indifférence et l’hypocrisie.
Il faut donner l’exemple et donc :
*avoir le courage de lutter contre le silence qui dissimule ; dissimulation pourtant si bien entretenue par le goût du secret trop cher au cléricalisme. Le silence est délétère car il refuse d’objectiver le mal pour chercher à l’éradiquer, sous le prétexte de ne pas soulever des dissensions. Or Jésus nous ordonne l’inverse : parlez ! Même au risque de diviser. Nettoyons les plaies avant que ne s’y mette la gangrène ! (pour reprendre la métaphore de M.-Jo Thiel)
*Lutter aussi contre l’indifférence qui tente aussi, à sa manière, de fuir les divisions ; car ce comportement qui refuse d’accueillir et de prendre en charge la souffrance d’autrui provoque les pires souffrances. Nous l’avons vue à l’œuvre sur les victimes d’abus de pouvoir, d’abus de confiance ou d’abus sexuels ; nous la retrouvons aussi quand elle dénie tout droit à la vie, en ignorant le sort des migrants par exemple. L’indifférence renvoie l’autre au désespoir et au néant. Elle doit être éradiquée de l’Église comme évidemment contraire à la Bonne Nouvelle.
*Quant à l’hypocrisie, Jésus a déjà prévenu ses disciples dans les versets précédents :
Il leur a dit : (Luc 12,2-3) « Rien, en effet, n’est voilé qui ne sera révélé, rien de caché qui ne sera connu. C’est pourquoi tout ce que vous aurez dit dans les ténèbres sera entendu au grand jour, et ce que vous aurez dit à l’oreille dans les pièces les plus retirées sera proclamé sur les toits. »
Il faut donc fuir, plus que tout, ce travers qui consiste à recommander de faire ce que l’on ne fait pas soi-même, ou pire : à demander de ne pas faire ce que l’on est incapable de s’interdire à soi. L’hypocrisie ne dupe personne bien longtemps, comme l’a dit Jésus, et surtout, elle fait perdre encore un peu plus confiance en l’institution.
L’injonction de Jésus doit donc résonner fort à nos oreilles, sans oublier qu’elle s’adresse de façon privilégiée aux disciples, aux prêtres… et notre époque mesure -hélas- à quel point, la discorde serait préférable aux atermoiements qui souillent notre Église.
Jésus nous enjoint d’oser ce danger de la discorde au risque de ruptures ou de souffrances au nom de l’amour et de la vérité. Au nom surtout d’un message qui ne se compromet pas avec le mal (Jn 8,31 : La vérité vous rendra libres »).
Ainsi la parole, l’échange, sont la vie ; même au risque de la discorde.
Ce message est valable également en famille. Ce ne sont pas les disputes entre membres de la même famille qui sont à redouter. Tant que la communication circule, les liens ne sont pas rompus et la conversion à l’amour est possible.
Le drame absolu s’installe quand chacun s’enferme dans la dissimulation, ou dans son monde virtuel, par exemple face à son écran, pour ne plus rien partager, ni joie ni colère et s’isoler dans une indifférence mortifère.
Jésus a prévenu ses disciples : son message ne transige pas avec les petits égoïsmes délétères ni avec les accommodements sociétaux.
[1] Carlo Maria Martini, L’Évangélisateur en saint Luc, traduit de l’italien par Jo Lemoine, Paris, Médiaspaul Éditions, 1985, 160p., p. 6.
[2] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc 9,51-14,35, coll. Commentaire du Nouveau testament, Genève, Labor et fides, p. 302.
[3] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc 9,51-14,35, p. 313.
[4] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc 9,51-14,35, p. 318.
[5] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc 9,51-14,35, p. 327.
[6] François Bovon, L’Évangile selon saint Luc 9,51-14,35, p. 303.
[7] Marie-Jo Thiel, L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, Montrouge, Bayard, 2019, 718 p., p.667.
[8] Carlo Maria Martini, L’Évangélisateur en saint Luc, p. 88.
Merci Sylvaine pour ces éclairages qui, même si pas totalement assimilés ouvrent nos réflexions.