« Bartimée nous aide à préparer l’après pandémie »

Figures bibliques pour des temps difficiles. Le bibliste protestant Daniel Marguerat a choisi Bartimée, l’aveugle de la porte de Jéricho, comme compagnon pour traverser la pandémie. Alors que la distanciation est de mise, le sort de Bartimée nous rappelle que nous avons besoin de prendre soin les uns des autres.

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Quel personnage biblique serait un bon compagnon pour traverser ces temps de pandémie ?

Daniel Marguerat  : Bartimée, l’aveugle de Jéricho (Marc 10,46 à 52). Cet homme est marginalisé. Il se trouve aux portes de la ville ; il est aveugle et donc considéré comme impur, ne pouvant se mêler aux croyants sous peine de les souiller ; il mendie. La société juive lui reconnaît un espace, à condition qu’il reste à sa place sans transgresser les limites dont je viens de parler. Or, entendant le cortège bruyant qui entoure Jésus à la sortie de la ville, il se met à crier : « Fils de David, Jésus, prends pitié de moi ! » Il a dû entendre parler de Jésus de Nazareth, et lui donne ce titre de fils de David qu’on espère du Messie. Bartimée est en attente de Dieu, et c’est la première étape de tout processus de guérison. La foule, sans doute disciples de Jésus inclus, le rabroue et tente de le faire taire. C’est une manière de lui dire : « Reste à la place que l’on t’a attribuée ». Bartimée veut justement sortir de son statut de marginal et de discriminé. Il continue à crier, malgré la réprobation de la foule, et son cri est un cri de vie, de non-résignation au malheur et à la déchéance. Ce qui s’ensuit est magnifique…

Que se passe-t-il ?

  1. M. : Jésus s’arrête. Mais au lieu de s’approcher de l’aveugle pour le guérir, il s’adresse à la foule et lui demande : « Appelez-le ». Jésus fait de la foule la médiatrice de son action. Ce qu’il veut dire, c’est : « Intéressez-vous à lui, appelez-le pour le laisser entrer chez vous, ramenez-le dans votre espace, faites-lui quitter son exclusion ». La foule entre alors dans le jeu en disant à Bartimée : « Aie confiance, il t’appelle » ; l’expression, au sens littéral, signifie « prends courage ». On pourrait paraphraser : « Vas-y, mon gars, on est avec toi ! », alors que jusque-là, la foule disait : « On fait sans toi, tais-toi, reste à ta place ». L’aveugle arrive devant Jésus. Celui-ci lui demande : « Que veux-tu que je fasse pour toi ? » « Rabbouni, que je retrouve la vue ! », lui répond Bartimée. À ce moment-là, Jésus fait quelque chose d’étonnant.

Que fait-il ?

  1. M. : Il ne lui dit pas : « Je te rends la vue », comme s’il appliquait une thérapie magique. Il dit : « Va, ta foi t’a sauvé ». Autrement dit : « C’est toi qui as été le moteur ; c’est toi qui as voulu sortir de ta marginalité ; c’est toi qui demandes pitié ; c’est toi qui, à travers moi, fais confiance à Dieu. »

Arrêtons-nous un instant sur « ta foi t’a sauvé », qu’on retrouve souvent dans l’Évangile. Qu’est-ce que Jésus veut dire ?

  1. M. : On peut comprendre « ta foi t’a sauvé » de deux manières. La première présente l’homme comme seul acteur de son salut. On pourrait la formuler : « C’est la foi qui guérit », comme s’il suffisait d’avoir la foi pour obtenir la guérison. Or, la foi n’est autre que la confiance en Dieu. La deuxième manière d’entendre cette phrase, c’est « ta confiance en Dieu t’a guéri ». Jésus ne fait pas miroiter une foi magique, mais il vient mettre au jour les potentialités de la confiance en Dieu. Il vient, comme un médiateur, révéler ce qui peut se passer entre l’humain et Dieu quand la confiance est rétablie. C’est la raison pour laquelle Jésus ne se pose jamais comme un thérapeute performant, il renvoie toujours à Dieu la source du « guérir ». Jésus vient restaurer la relation entre la personne et Dieu. Il est un éveilleur de la confiance en Dieu.

Quel lien voyez-vous entre la guérison de Bartimée et ce que nous vivons aujourd’hui ?

  1. M. : Les mesures sanitaires qui sont prescrites nous enjoignent de nous tenir à l’écart les uns des autres, car autrui peut être un danger pour la santé (ou la pureté ?) ; chacun doit rester à sa place, à distance et masqué. Bartimée demande à faire partie de la communauté humaine. Il en appelle à Dieu, avec insistance, pour être reconnu comme un humain à part entière. Et Jésus fait droit à cette demande en interrogeant la foule sur sa capacité d’intégrer les laissés-pour-compte. Je crains, au fond, les effets à long terme de ce qu’on appelle la distanciation sociale et les gestes barrières – un horrible mot, car le geste est fait pour entrer en relation. Même si, j’en conviens, ce dispositif est indispensable du point de vue sanitaire.

Alors, qu’est-ce qui vous inquiète ?

  1. M. : Je crains l’effet psychologique et social de cette mise à distance les uns des autres. Dieu nous confie les uns aux autres pour que nous prenions soin de chacun. Toutes les consignes visent à maintenir un éloignement et une mise à distance, qui deviennent ainsi la mesure du salut, la sauvegarde du corps. Or, l’Évangile dit précisément l’inverse : devenez le prochain de celui qui a besoin de vous, comme dans la parabole du bon Samaritain. Aujourd’hui, les psychologues nous alertent sur l’effet dépressif de la distance et de l’isolement. Bartimée nous est donc utile pour préparer « l’après », pour éviter que l’empreinte du mantra « les autres sont un danger pour moi » ne nous colle à la peau. Le risque est réel. Je crains que les discours discriminatoires, alimentés par ce réflexe souterrain, ne reprennent de la vigueur. Les mesures sanitaires distillent en effet un réflexe profond de méfiance face à autrui, qui peut être très dangereux, si l’on n’y prend pas garde.

Recueilli par Gilles Donada

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