Marie telle que vous ne l’avez jamais vue
Vidéo de la séquence 4 :
Textes des contributions de Sylvaine Landrivon et Anne Soupa
Séquence 4 : Redécouvrir le Christ de Marie
Anne Soupa :
Le « Christ » de Marie est à la fois le Jésus de l’histoire et le Verbe de Dieu, l’un de la Trinité. Marie est la compagne privilégiée du croyant qui cherche à comprendre le mystère du Christ. Posons-nous donc quelques questions. Á qui Marie -t-elle dit « oui » ? Quel acte de foi a été le sien ? Je rappelle d’abord que le cadre théologique dans lequel s’inscrit sa parole est celui de la prophétie.
Marie est prophétesse.
Pourquoi ? Pour l’affirmer, je dois chercher des indices dans le texte. Le plus évident, c’est vous qui allez le trouver, dans le récit de l’Annonciation. (chat)
-L’Esprit vient sur Marie (Luc 1, 35). La présence de l’Esprit est un trait classique de l’identité prophétique. Dans les Écritures, l’Esprit « fond » sur les Juges et les prophètes, ainsi que sur David[1]. Manière de dire qu’il les occupe totalement et leur assigne ce qu’ils doivent faire. Marie, en entendant l’ange lui annoncer l’Esprit, ne peut que comprendre qu’elle s’inscrit dans ces lignées. Les Juges ne sont pas des magistrats au sens moderne du mot, mais des chefs politiques qui dirigeaient Israël avant que le pays ne se donne un roi. Quand Luc suggère que Marie est dans cette lignée, il fait surgir une période heureuse, mythique, bien sûr, d’Israël. Le temps des Juges, qui précède la royauté, est le temps où « le peuple suivait le Seigneur ». C’est une invitation à ce que Marie fasse de même. Et Marie sait que la prophétie en Israël, n’est pas une prérogative d’exception. Elle est offerte à tous. Un prophète tardif, Joël, dit : « Vos fils et vos filles prophétiseront[2] ».
-Je rappelle que les prophètes ne sont pas des devins, ni forcément des visionnaires, mais des « porte-paroles » du Seigneur. Á temps et à contre temps, ils annoncent au peuple son salut, sa délivrance ou le châtiment de Dieu. Et précisément, au temps de Marie, on se lamentait : « Les prophètes se sont tus ». N’avaient-ils plus leur place en Israël ? Allaient-ils de nouveau parler ? L’attente était forte, car l’existence de prophètes était le signe que Dieu était proche et visitait son peuple. Par conséquent, Marie comble l’attente du peuple. Elle, la « comblée de grâce », devient alors comme ces îles sous le vent sur lesquelles la végétation est luxuriante.
Marie est donc porte-parole
En tant que prophète, Marie est donc le « porte-parole » de Dieu. Mais, alors que les prophètes d’Israël rapportent des oracles du Très Haut, et l’appellent « parole de Dieu », Marie, elle, porte un enfant. Cet enfant Jésus est donc la « parole de Dieu ». La parole s’est faite chair. C’est ce que dit Jean dans son Prologue.
D’un côté, nous avons un enfant qui récapitule toutes les Écritures, et de l’autre, des Écritures qui deviennent chair. Elles le sont depuis toujours, car elles racontent la vie du peuple élu de Dieu, mais avec Jésus, cette vie des Écritures s’incarne dans une vie humaine palpable, présente, et exceptionnelle. Ne faisons donc pas de la Bible un vieux livre usé et racorni. La Bible est vivante.
Pour le sujet qui nous concerne, Marie, qui met au monde la chair des Écritures, me semble avoir une responsabilité particulière envers elles. Quand j’ouvre la Bible, Marie n’est jamais loin. Que fait-elle ? J’hésite à définir son rôle, mais elle est là. Est-ce pour tourner les pages ? Est-ce elle qui commente ? Bien sûr, je pense à l’eunuque de la reine d’Éthiopie qui lit sans comprendre et se lamente : « Comment pourrais-je comprendre si personne ne me guide ? » (Actes 9, 31). Je pense aussi à la fin de ce même évangile de Luc, au moment où le Christ ressuscité marchant sur le chemin d’Emmaüs éclairera les marcheurs sur le sens véritable de la Passion : « Et, en commençant par Moïse et les prophètes, il leur interpréta dans les Écritures tout ce qui le concernait » (Luc 24, 27). La tâche de Marie me semble plus large encore, plus primordiale. Marie est le livre ouvert. Pour moi, elle est vraiment la matrice où je cherche ma seconde mise au monde.
Marie va enfanter et son enfant sera le « Fils du Très Haut », dont « le règne n’aura pas de fin ».
Tentons maintenant de regarder ce que Marie voyait tous les jours, ce qui est une tâche impossible, car elle n’a pas écrit ses mémoires, mais que les auteurs du Nouveau Testament ont posé en vocabulaire plus théologiques : Jésus est un « homme-Dieu ». Certes, Joseph l’a contemplé autant qu’elle. Mais le mystère, ou la proximité ne sont pas tout à fait les mêmes. Essayons donc ensemble.
-Le quotidien de Marie était donc cet « être-humain-Dieu ». En écrivant ce titre, je me suis repris pour dire « être humain » et non homme ». Non que Jésus ne soit pas de sexe masculin, mais je crois profondément que cela n’a aucune importance. C’est d’ailleurs ainsi que l’ont compris les Pères. C’est l’humanité qui est destinataire de l’incarnation, non la masculinité, contrairement à ce que quelques esprits aujourd’hui prétendent, ou au moins dont ils se rengorgent.
-Petit préalable sur une matière qui intrigue. Comment Jésus considère-t-il sa mère ? Leurs relations sont-elles affectueuses, tendres, ou au moins conformes au commandement du Décalogue qui demande d’honorer ses père et mère ? Eh bien, rien de tout cela n’affleure dans le récit évangélique. C’est même le contraire ! N’en déplaise aux adeptes de la mariolâtrie, force est de reconnaître que Jésus, fils de sa mère, est totalement dépourvu de tout culte… marial. Inapte, rebelle, même ! Non seulement il ne fait pas grand cas de sa mère, mais pire encore : toutes les circonstances relatées dans les évangiles le montrent occupé à mettre une distance avec elle. Ainsi, le fameux épisode des docteurs où il nie avec éclat qu’il doive des comptes à sa mère, au point qu’elle en souffre et ne comprend pas[3]. Une autre fois, la famille de Jésus, dont sa mère, cherche à le voir, vraisemblablement parce qu’une divergence a surgi entre sa famille et lui sur les orientations qu’il prend. Mais Jésus se rebiffe : « Qui est ma mère ? Et mes frères[4] ? ». Et il se dérobe au point de refuser de les voir, si l’on interprète ainsi le silence du texte. Enfin, au pied de la croix, Jésus marque une ultime distance avec sa mère en lui donnant un autre fils, en la personne du disciple bien-aimé. Toutes ces mises à distance, une telle âpreté interrogent[5], et laissent le lecteur moderne sur sa faim.
Sans doute était-ce déjà la raison pour laquelle saint Ignace ne se consolait pas que Marie soit absente des récits de la Résurrection. Il a même imaginé que Jésus lui était apparu, juste pour elle[6]… Il semble cohérent si l’on fait passer en premier plan la logique du projet biblique par rapport à un récit de type moderne sur la vie de Jésus et de son entourage. Les évangiles ne cherchent pas un happy end cinématographique, mais ils veulent édifier le lecteur en vue de favoriser la croissance de sa vie avec Dieu. L’absence de Marie à la Résurrection indique d’une part que les évangiles ne sont pas des histoires romanesques, mais qu’ils font place au lecteur pour qu’il croie. C’est grâce à cette distance critique que l’histoire propre du lecteur des évangiles peut commencer. Voilà sans doute la réponse à ce que nous cherchons. Mais j’observe que l’absence de Marie à la résurrection dit aussi que, à ce moment-là, théologiquement, la présence de Marie n’est plus nécessaire. D’autres ont pris le relais du témoignage. La dernière fonction dévolue à Marie a été d’être au pied de la croix. Nous y reviendrons la prochaine fois.
-Cette humanité de Marie, humanité génétique envers son fils, est, devrait être, en tous cas, le meilleur rempart contre les docètes (dokein, paraître), -qui existent aujourd’hui encore- et pensent que l’humanité de Jésus, sa souffrance, etc, n’étaient qu’une apparence. En somme qu’il avait évité de vivre comme un homme. Mais Marie sait bien que non, elle qui a soigné tous ses petits bobos de gosse. Mais Marie atteste plus encore. Elle a été la première à être confrontée à ce mystère de la double nature de Jésus que, 5 siècles plus tard, les Pères coucheront solennellement sur le parchemin.
-Traversons donc les siècles et installons-nous en 451, dans une ville d’Asie mineure, Chalcédoine, qui est devenue la banlieue de la ville actuelle d’Istanbul. Un concile fameux y a réuni les évêques de l’Orient et de l’Occident. C’est là que la longue réflexion théologique des siècles précédents a trouvé son aboutissement, en affirmant que Jésus était « vrai Dieu et vrai homme, sans confusion ni changement, sans division ni séparation ». Cela veut dire -entre autres !- que Jésus a la corporéité et le psychisme d’un être humain et que c’est dans ce cadre là que sa nature divine se donne à voir.
-Je redis que nous avons tous pour mission de constamment rappeler que Marie est insérée dans une humanité ordinaire. Elle élève un enfant qui, selon toute vraisemblance, se comporte comme tous les enfants du monde. Qui fait l’apprentissage de la sociabilité comme tout le monde, qui se trompe et se corrige, et s’installe peu à peu dans le lit de ses expériences humaines. Quand on dit que « Jésus est sans péché », c’est dire qu’il n’a jamais coupé le lien avec Dieu, son Père. Mais il a très bien pu aller chaparder des poires dans les arbres ou faire de grosses colères quand sa mère le couchait trop tard. Marie est témoin de tout cela, parce qu’elle est sa mère, présente à ses côtés.
Nos rencontres précédentes nous ont appris combien, au cours de l’histoire, on avait malmené l’humanité de Marie, autant du côté de la piété populaire qui l’exaltait comme quasi divine, que par les dogmes mariaux tardifs qui contribuent à la soustraire à une humanité ordinaire (conçue sans péché, et dotée d’un corps qui ne connaît pas la corruption). Quand nous vous annoncions une déconstruction, c’est de cette dérive que nous parlions. Nous récusons tout privilège qui ferait déroger Marie à l’humanité commune. Et la reconstruction, elle est de nous obliger -je dis « obliger » parce que c’est difficile à penser- à garder constamment sous les yeux le mystère d’un homme Dieu. Et ici, nous exaltons cette Marie là, qui a su tenir ses yeux ouverts devant un enfant, un jeune homme, puis un homme mûr, puis un opposant au Temple promis à la mort, et qui était « comme les autres et pas comme les autres ».
Petite remarque latérale : si je poursuis le chemin que j’ai ouvert la dernière fois, qui est de voir en Marie une figure d’un Israël qui consent à Dieu, l’analyse faite à l’instant reste valable : Israël tout entier est aussi responsable de cet enfant et, derrière Israël, toute l’humanité. Et Marie, que à l’instant, j’ai typé comme mère attentive à l’éducation de son fils, si elle représente tout Israël, devient « anonymisée ». Cela nous ramène au « Né d’une femme », de Paul, suivi par Jean. « Une femme », c’est l’anonymat qui dit à la fois le commun et l’universel, et surtout, cela affirme que Dieu peut habiter une conscience humaine (cf Augustin). Tout croyant « porte Dieu ». Il est « théophore ». C’est « La Bonne Nouvelle » selon Marie dont chacun et tous, nous bénéficions. Point n’est besoin d’attendre la parole de Jésus : « Si 2 ou 3 sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux (Mt 18, 20). La figure collective de Marie est d’une grande fécondité : elle élève la jeune fille d’Israël au rang d’une humanité qui, collectivement, est capax Dei, capable de Dieu.
-Ainsi, si le rôle maternel de Marie a donc été d’élever son fils comme tout enfant, son rôle prophétique aura été de croire, d’attester, et de témoigner que cet enfant comme les autres -hormis le péché- est Dieu qui vient. Dans la complicité avec l’Esprit, Marie est l’agent actif de cette prodigieuse « translation » « des choses de Dieu et du ciel » vers « les choses des êtres humains et de la terre, » de la puissance cosmique à la faiblesse d’un nouveau-né. L’au delà est devenu proche. Désormais, tous les gestes et les événements courants d’une vie humaine seront illuminés de l’intérieur par la divinité de cet homme. Car c’est à Dieu que Marie apprendra à parler, c’est Dieu qu’elle prendra dans ses bras pour lui éviter les pierres et les ronciers. Désormais, la parole de Dieu a un nom que l’on peut prononcer, une odeur, une voix, un regard : Dieu a pris cœur. Plus de cent fois par minute, il bat pour le monde. Marie a vraiment reçu le mystère en son intime et c’est elle qui en a connu la plus forte amplitude, allant de l’homme au Dieu, « sans confusion ni séparation », pendant les 12 années de son éducation.
Cet acquis est considérable si on le rapporte aux conceptions habituelles de Dieu en vogue dans la plupart des religions. Les Juifs trouvaient scandaleuse l’incarnation, les Grecs la jugeaient folle… Et beaucoup d’hérésies chrétiennes se sont définies par rapport à la capacité d’une femme d’enfanter un dieu. Ainsi Marcion ne pouvait supporter que la dignité de Dieu s’accommode de naître. Tertullien (3e s.), répond avec une belle conviction, révélatrice du malaise :
« Décris-nous donc ce ventre, plus monstrueux de jour en jour, alourdi, tourmenté, et jamais en repos, même dans le sommeil, sollicité de part et d’autre par les caprices de l’appétit et du dégoût. Déchaîne-toi maintenant contre les organes indécents de la femme en travail qui l’honorent cependant par le danger qu’elle court et qui sont naturellement sacrés. Apparemment, qu’il te fait peur, cet enfant rejeté avec armes et bagages, et que tu dédaignes encore une fois débarbouillé, parce qu’il faut le maintenir dans les langes, le pétrir de pommades et le faire rire par des caresses. Tu le méprises, Marcion, cet objet naturel de vénération : et comment es-tu né ? Tu hais la naissance de l’homme : et comment peux-tu donc aimer quelqu’un ? (…) Le Christ, au moins, aima cet homme, ce caillot formé dans le sein parmi les immondices[7]. » J’ajoute : Marie, la 1ère, aima ce Jésus Dieu venu d’un ventre de femme. Elle a vécu de ce mystère.
« Son règne n’aura pas de fin » :
Je voudrais insister sur un aspect particulier du mystère porté par cet enfant. C’est celui du temps. « Son règne n’aura pas de fin » (Luc 1, 33), dit l’ange. Qu’est-ce qu’un règne qui n’a pas de fin, qui va de toujours à toujours ? Marie a dû se poser quantité de questions de ce genre. Comment son enfant pourrait-il traverser les temps ? Marie est transportée dans l’inouï de Dieu. Et, devant nous, pour nous, elle est témoin de celui qui ouvre les temps.
Paul l’annonce à sa manière : « Quand vint la plénitude du temps, Dieu envoya son Fils, né d’une femme » (Galates 4, 4). Je pense que vous devinez déjà que l’image de la grossesse continue à jouer : la plénitude des temps, c’est la fin de l’attente d’une femme enceinte. Toute femme enceinte « attend ». C’est même une façon de la désigner. Et les « temps accomplis », c’est le terme. Toutes les mères savent que ce terme est en même temps le début d’un long compagnonnage. Là encore, la grossesse de Marie est la figure de la « libération des temps ». Marie est la 1ère à rencontrer cette réalité spirituelle. Elle vit ce que diront plus tard les grandes hymnes pauliniennes, la Lettre aux Éphésiens et l’hymne aux Colossiens qui, toutes deux, se représentent l’existence du Verbe de Dieu.
Selon le premier de ces hymnes, « Dieu le Père nous a élus en lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus Christ ». Et « en lui nous trouvons la rédemption, par son sang, la rémission des fautes » (1,3-14).
Selon la 2nde, le Christ est le « Premier-né de toute créature, car c’est en lui qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les invisibles, Trônes, Seigneuries, Principautés, Puissances ; tout a été créé par lui et pour lui (…). Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui» (1,15-20).
Joseph Moingt émet l’idée que cette préexixtence (pro pantôn en grec) est, non une préexistence, mais une proexistence ou une précédence, pour dire que le Christ est en avant de nous, qu’il marche devant, entraînant l’univers à sa suite et donnant sens à toutes choses. Vous devinez qu’une précédence spatiale plus que temporelle ouvre à la relation. En en parlant, je pense à la Nuée qui guidait le peuple au livre de l’Exode. Si le Christ est « devant nous », il est « avec nous » et donc « pour nous », pour accomplir le projet aimant de son Père. C’est à cette vision, très spéculative, mais forte, que l’ange a invité Marie, et à laquelle celle-ci nous invite, comme en une sorte de compagnonnage spéculatif qui se vivrait au quotidien des jours, entre la traite des chèvres et la corvée d’eau.
Ainsi, vous mesurez, par exemple, la grande différence qu’il y a entre Marie et Jean le baptiste, le prophète qui vient des Écritures, qui est là pour cautionner que Jésus est bien celui qu’on attendait, qu’il n’y a plus à attendre, que les temps sont accomplis. Marie, elle, est ailleurs : elle doit toujours être là, comme émissaire de l’humanité qui contemple celui qui n’aura pas de fin.
Un rappel des 2 christologies présentes dans la figure de Marie
Il me semble donc que Marie nous apporte une image de Dieu très riche. Dans les quelques paroles la concernant qui nous sont relatées, on voit qu’elle assume la tension exprimée la 1ère fois par Sylvaine, entre une christologie d’en haut et une christologie d’en bas. (Une christologie, c’est un système explicatif du mystère de Dieu contenu dans la personne du Christ. Elle se distingue d’une théologie, système explicatif de l’existence de Dieu).
Je m’explique.
Par ce « oui » à l’ange, qui montre sa docilité à la visitation, à l’élection, à l’alliance, par ses actes de crainte de Dieu, de quête et d’écoute, Marie atteste que Dieu vient (De Dieu qui vient à l’idée , d’E. Lévinas, dont la thèse est que ce Dieu qui vient à l’idée est déjà en vous et sur le visage du frère et De Dieu qui vient à l’homme , important travail de christologie de Joseph Moingt,).
Une épée lui transpercera le cœur »
En même temps, Marie doit entendre qu’« une épée lui transpercera le cœur » (Luc 2, 35). Cet enfant que Marie accueille est un Dieu dont on annonce la Passion et, indirectement, la résurrection.
Cette tension insérée dans les évangiles de l’enfance, à quelques versets d’écart, entre la gloire de porter Dieu et la douleur de la croix, me paraît être le lieu où se tiennent ensemble christologie d’en haut et d’en bas :
-D’un côté la christologie d’en haut, dans l’annonce de l’ange :
« Voici que tu concevras dans ton sein et enfantera un fils et tu l’appelleras du nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut. Le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père ; il règnera sur la maison de Jacob pour les siècles et son règne n’aura pas de fin » Luc 1, 31-33). Ce qui a donné au 4e s. « La Mère de Dieu ».
-Et de l’autre une christologie d’en bas, qui est clairement exprimée dans le discours de Pierre le jour de la Pentecôte, au livre des Actes.
« Cet homme qui avait été livré selon le dessein bien arrêté et la préscience de Dieu, vous l’avez pris et fait mourir en le clouant à la croix par la main des impies, mais Dieu l’a ressuscité… Et maintenant, exalté par la droite de Dieu, il a reçu du Père l’Esprit saint, objet de la promesse, et l’a répandu » ; Actes 2, 21-24a ; 33).
Marie est la figure qui tient les deux. En Marie, j’apprends la profondeur d’un mystère qui écartèle, mais que nos vies apprennent à unir.
Marie prophétesse dans le Magnificat.
Enfin, Marie décrit, raconte, annonce, ce « Dieu qui vient » dans son grand chant, qui est le Magnificat. En le proclamant, elle poursuit son œuvre de prophétesse. Elle donne le programme politique de son fils. Si j’osais faire résonner ensemble des concepts éloignés dans le temps, je dirais que le Magnificat est le discours de politique générale de la Mère de Dieu. Au nom de son fils, comme si elle en assumait, pour l’heure, une sorte de régence, mais plus encore presque, en prophète, Marie donne le programme de son fils. Le contenu de ce chant sera confirmé par le discours que Jésus tiendra sur la montagne devant ses disciples, auquel on a donné le nom de « Béatitudes ».
Le Magnificat nous en apprend aussi beaucoup sur Marie. Ainsi placé, il est le point d’orgue de la manifestation de Dieu à Marie et il recèle la réponse de cette dernière à ce qui advient de la part de Dieu. Une réponse toute entière tissée de la foi ardente de Marie, un chant de louange qui entraîne tout son être. Tout cela, c’est Sylvaine qui va nous y conduire.
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[1]« L’Esprit de Dieu fondit sur lui (Samson) » (Juges 14, 6). L’Esprit fondit aussi sur David (1 Samuel 16, 16) et sur Isaïe (Is 61, 1)
[2] Joël 3, 1
[3] Luc 2, 41-50
[4] Marc 3, 31-35 ; Matthieu 12, 46-50 ; Luc 8, 19-21
[5] Je mettrai à part l’exemple de Cana, où j’interprète la parole de Marie aux servants : « Faîtes tout ce qu’il vous dira » comme un soutien affectueux et un signe de la foi de Marie. Jean 2, 1-12.
[6] Exercices spirituels, inédits Points Sagesse, Editions du Seuil, 1982, Première contemplation, 4e semaine, p.113.
[7] Tertullien, La Chair du Christ, t. 1, IV, I, Éditions du Cerf, Sources Chrétiennes n° 216, 1975, p221-227.
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sylvaine Landrivon :
Outre la valeur théologique, notamment prophétique du Magnificat sur laquelle nous allons revenir, remarquons d’abord un point formel important : il s’agit du texte « le plus long mis sur les lèvres de n’importe quelle femme qui parle dans le Nouveau Testament (…) le maximum de ce qui a été permis à une femme de dire. [1]» On ne peut pas négliger ce point.
Force est, immédiatement après, de constater que Luc tisse son évangile de références à l’Ancien Testament, et le Magnificat est rempli d’allusions, célébrant le Dieu de l’alliance « en faveur d’Abraham et de sa descendance à jamais ». Marie est une fille d’Abraham, ancrée dans la foi.
À l’arrière-plan du récit de Luc, éclate le cantique d’Anne, la mère de Samuel dans l’Ancien Testament ; et le parallèle n’est pas qu’une vague allusion :
Pour mémoire : Anne est stérile et prie Dieu dans son malheur. Le prêtre Eli, la voyant pleurer en priant, la croit ivre car elle demande à haute voix au Seigneur de lui donner un fils.
Et Samuel naît de cette demande exhaussée. Alors Anne entonne un chant de louange et de joie.
Bien que les propos du Magnificat soient prêtés à Marie, dans un premier temps, on pourrait supposer qu’ils correspondent davantage à ce que l’on attendrait de la part de sa cousine Élisabeth, puisque c’est cette dernière qui, comme Anne, est stérile et loue son Seigneur pour une grossesse inattendue.
Pourtant, ainsi placé au début de l’évangile de Luc, ce chant situe définitivement Marie comme fille d’Israël, qui accomplit ce qui a été annoncé ; et le choix délibéré de reprise du chant d’Anne l’inscrit dans l’histoire du peuple de Dieu, pour le conduire vers l’Alliance nouvelle.
On remarquera que le verset 10b du cantique d’Anne, bien que non restitué par Luc dans la bouche de Marie, annonce clairement la venue du Messie quand Anne termine en disant : « il donne la force à son Roi, il exalte la vigueur de son Oint. »
Lisons le texte avec le cantique d’Anne en parallèle.
Le cantique de Marie fait donc écho à celui d’Anne, mais il contient de nombreuses autres références scripturaires que les bibles mentionnent en marge du texte[2] dont pas moins de 7 psaumes.
Le but de toutes les références que comporte le Magnificat est de montrer tout de suite que le rôle de Marie dans l’histoire du salut s’enracine dans l’Ancien Testament : Marie participe à l’accomplissement des Écritures en tant que mère du Messie.
Si l’âme de Marie se réjouit il ne faudrait pas supposer qu’il s’agit de l’euphorie « benette » d’une jeune femme qui attend la naissance d’un fils. A ce niveau anthropologique, elle n’est pas Élisabeth, elle n’espérait rien, surtout à son âge et pas encore mariée. Si elle exulte de joie c’est que la prophétie d’Isaïe se réalise en elle : « voici la jeune femme est enceinte » (Is 7,14).
Sur le plan christologique, cela signifie que le Verbe se fait chair à travers son peuple, par Marie, qui en est la figuration.
Elle le reçoit dans la joie, comme Fils issu du Père : « en Dieu » nous dit le cantique, et atteste de l’œuvre de salut : « mon sauveur » (Lc1,47). A travers elle, ce Dieu qui est son « sauveur », reçoit tous ceux qui le « craignent », comme Marie le répète trois versets plus loin. [Il faut -bien entendu- comprendre ce verbe craindre dans son sens biblique, qui est non pas peur mais conscience d’un besoin de relation même asymétrique. Craindre c’est s’attacher à Dieu (Dt13,5)[3]]
Et ce Dieu qui vient à nous par Marie, s’enracine dans une histoire que Jésus ne vient pas abolir mais conduire à son terme (comme le dira Matthieu en Mt 5,17 : « je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir »).
Nous remarquons très vite les titres divins énumérés par Marie ; ils renvoient chacun à des attributs spécifiques : « Seigneur », « Dieu mon Sauveur », « Tout-puissant », « Saint ».
Comme si Marie avait déjà cerné les attentes de son peuple, ces qualificatifs résument toute l’attente d’Israël qui réclame :
- un messie de type royal, politique : d’où l’importance de Joseph qui de la lignée de David en fait un messie royal. C’est ce que confirme par exemple l’attente de Siméon en Lc 2,25 « (Siméon) attendait la consolation d’Israël »
- – Mais si celui qui vient est Seigneur[4]c’est selon un autre mode que celui supposé et il va surprendre les attentes, car il ne sera pas Seigneur par sa puissance mais par son humilité, sa faiblesse et sa descente jusqu’à la Croix. (Kénose)
- Israël attend aussi un messie de type sacerdotal: c’est ce que vise le terme « Saint ».
- Et le vocabulaire de Marie évoque la venue d’un Sauveur. Or Jésus, -en hébreu :Yeshoua-, signifie « Dieu sauve ». Son nom dit son identité : Jésus sera le Sauveur, comme l’Ange du Seigneur l’annonce aux bergers en Lc 2,11 : « aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur dans la ville de David.» Ce nouveau verset reprend tout, en mettant en tête l’importance du salut, afin de ne pas se référer seulement au « Christ en soi ». C’est un Christ « pour nous » que Marie va mettre au monde.
Remarquons au passage que ces aspects du messianisme juif : -royal, prophétique et sacerdotal- qu’annonce Marie, fondent les trois charges (munera) de prêtre, prophète et roi, qui nous sont conférées au baptême, et que le prêtre assume comme charge de sanctification, de gouvernement et d’enseignement.
Mais ce n’est qu’avec la Résurrection, signature de Dieu posée sur la vie de Jésus et confirmation de ce qu’annonce Marie que le titre de « Christ » va devenir comme un nouveau nom propre de Jésus. Quant à celui de « Fils de Dieu», il « va se charger de tout le poids de la relation filiale vécue jusque dans la mort, et être compris comme l’expression d’une filiation authentique. [5]»
Et c’est par Marie, que « la vie de Jésus, son enseignement et son agir s’inscrivent dans la logique de l’incarnation, la venue de Dieu parmi les siens[6] », et comme l’écrit Jürgen Moltmann, nous allons nous trouver en présence d’ « un homme (…) qui accomplit la vocation de l’homme à être à l’image de Dieu et qui, par là, révèle le Dieu qui a l’aspect d’un homme »[7].
Enfin, ce chant met en évidence que la logique de Dieu n’est pas la logique humaine.
Et pour éviter toute ambigüité sur la réception de la figure de Marie, les évangiles mettront en scène de curieuses relations entre Marie et Jésus. Il ne s’agit pas d’un schéma de liens maternels classiques, c’est pourquoi aucun des quatre évangiles ne mentionne de complicité affective, bien au contraire. Jésus ne cessera de déconstruire les liens familiaux au profit de ceux de la foi, et dans l’évangile de Jean, nous avons déjà aperçu que Marie n’est jamais nommée autrement que « femme », même si la maternité de Marie n’est pas remise en cause puisqu’il la lie au « bien-aimé » par ce biais d’une adoption qui introduit son disciple idéal et l’associe au peuple d’Israël.
Or, pour revenir au Magnificat et avant de l’étudier plus avant, observons ce qu’en fait Jean-Paul II dans Mulieris Dignitatem.
En partant du verset : «Il a fait pour moi de grandes choses» (Lc 1,49), il parvient, non à expliquer la figure de Marie, mais à justifier son propre système qui, sous couvert de valorisation de LA femme, la sublime comme épouse et mère, et fait de Marie un modèle idéalisé du féminin, qu’elle n’a pas vocation à être en ces termes. Ce pape veut ainsi plaquer sur toutes « les » femmes, des qualités que rien, nulle part dans les Évangiles, ne permet de prêter à Marie, sans une interprétation abusive des Écritures.
Ainsi au §11 de Mulieris Dignitatem[8], nous lisons : « Marie est le nouveau commencement de la dignité et de la vocation de la femme, (…). La clé pour comprendre cela peut se trouver en particulier dans les paroles placées par l’évangéliste sur les lèvres de Marie après l’Annonciation, lors de sa visite à Élisabeth: «Il a fait pour moi de grandes choses» (Lc 1,49). Ces paroles concernent évidemment la conception de son Fils, qui est le «Fils du Très-Haut» (Lc 1, 32), le «saint» de Dieu; mais en même temps elles peuvent signifier aussi la découverte du caractère féminin de son humanité. « Le Tout-Puissant a fait pour moi de grandes choses » : telle est la découverte de toute la richesse, de toutes les ressources personnelles de la féminité, de l’originalité éternelle de la «femme» telle que Dieu l’a voulue, personne en elle-même, qui se trouve en même temps «par le don désintéressé d’elle-même».
Cette idéalisation est gravement problématique à plus d’un titre.
- Elle l’est d’abord en ce qu’elle vise un modèle impossible quant à la vocation et la dignité de « la » femme, qui devrait se limiter à être vierge ou mère, -faute de pouvoir imiter celle qui se trouve être l’une et l’autre à la fois-, mais aucune référence n’est proposée pour toutes celles qui ne sont ni vierges, ni mères.
- La spécificité des femmes serait le « don désintéressé de soi »… Mais à qui ?
- Quant à l’assimilation symbolique des femmes à Marie, puisque Marie est la figure d’Israël (ce que le texte confirme mais que le pape ne précise pas), on peut, en effet, assimiler Marie à l’Église, mais là encore Jean-Paul II, va décliner son instrumentalisation de Marie, cette fois à partir de l’eucharistie. Ce sera l’objet de son §22. Je lis : « Dans l’eucharistie s’exprime avant tout sacramentellement l’acte rédempteur du Christ-Époux envers l’Église-Épouse. Cela devient transparent et sans équivoque lorsque le service sacramentel de l’Eucharistie, où le prêtre agit in persona Christi, est accompli par l’homme.»
La congrégation pour la doctrine de la foi dans une « Lettre sur la collaboration de l’homme et de la femme dans l’Église et dans le monde [9]», l’explicite en septembre 2004 quand elle associe l’Église à Marie et dit : « la figure de Marie constitue dans l’Église, la référence fondamentale », pour souligner la disponibilité à l’écoute, à l’accueil, à l’humilité, à la louange…, autant de comportements qui selon cette lettre « appartien[nent] de manière caractéristique à la femme (…) avec naturel ».
Nous comprenons à travers ces discours, que le verset « il a fait pour moi de grandes choses », même en assimilant Marie à l’Église, la place en soumission et dépendance « naturelle » de l’homme ! On approche du ridicule dans cette symbolisation qui rapporte le masculin au Christ et le féminin à l’Église, comme si les hommes n’étaient pas également membres de l’Église, donc eux aussi « épouses », et que les femmes bien que créées -comme les hommes- à l’image de Dieu, soient inaptes à représenter le Christ.
Mais l’institution cléricale préfère gloser sur ce verset : « il a fait pour moi de grandes choses », plutôt que de chercher à prolonger l’analyse. Car le Magnificat présente une autre puissance.
Nous l’avons esquissé, le Magnificat annonce déjà un programme anthropologique en lien avec les fondements christologiques. Nous sommes bien loin de la valorisation du verset « Marie gardait tout sans son cœur » de Luc 2,19. Contre cette intériorisation qui enferme Marie (la fameuse circularité), nous allons montrer comment elle expose déjà ce que va révéler son Fils. Et s’il y a intériorité, nous allons voir qu’elle appartient à un autre niveau théologique.
D’abord Marie a compris que l’aventure qui s’annonce concerne l’ensemble du temps : Elle dit : « sa miséricorde s’étend d’âge en âge ». (Lc1,50)
Ce constat a permis de comprendre, dès Irénée, que c’est ce « qui permet à la souveraineté du Christ sur le temps, non pas d’effacer le passé, mais de le reprendre en amont pour venir le récapituler en son origine. Il intègre aussi le mouvement progressif qui conduit à la fin des temps[10] ».
Bernard Sesboüé l’exprime ici de manière un peu compliquée, mais c’est bien cette certitude de reprendre toute l’histoire d’Israël pour la conduire vers le Royaume, dans une ouverture à l’universel, que nous signale Marie par l’expression « d’âge en âge » et par le dernier verset : « selon qu’il l’avait annoncé à nos pères en faveur d’Abraham et de sa postérité à jamais » (Lc 1,55).
Mais ce Magnificat n’en finit pas de dévoiler ses secrets.
Si la figure déformée de Marie a rencontré tant de résistance auprès des mouvements féministes et des intellectuels chrétiens, du fait de l’inflation mariolatrique dont elle a été l’objet, un nouveau regard plus proche du texte peut contribuer à une meilleure réflexion théologique.
Maria Teresa Porcile Santiso[11] s’intéresse à Marie à partir de ce qu’elle nomme son « espace intérieur » et reconstruit la figure de Marie à partir du Magnificat comme espace corporel de « l’Église habitée ».
Quand Marie la vierge dit « Je suis l’esclave du Seigneur » (Lc1,35), elle se fait « habitation de Dieu », pleine d’espérance ;
en recevant l’Esprit, Marie, la fiancée se fait Demeure ; lieu de la Présence.
Marie, l’épouse qui dit « qu’il me soit fait selon ta Parole » (Lc1,38), offre son propre corps à la Création nouvelle.
Marie, la Mère, fait du Magnificat un « chant d’unité et de consolation de la promesse accomplie en elle ». Et la théologienne Uruguayenne[12] considère que Marie in-corpore l’Église ; que « son être entier est habitation ».
Ce qui lui fait dire qu’à ce titre, elle est appelée comme disciple à divers ministères :
*Marie remplit le ministère de la spiritualité qui est in-habitation de l’Esprit.
*Mais plus encore : en Marie, se trouvera le ministère de la communauté, validant sa condition de disciple parfaite, comme nous le préciserons lors de la prochaine rencontre en développant son action à Cana, au pied de la Croix, et à la Pentecôte.
*Elle représente aussi le ministère de la révélation du mystère trinitaire dans l’Incarnation ; et c’est ce dont témoigne le Magnificat, puisqu’en « en Dieu », elle donne chair au Fils qu’elle a reçu de l’Esprit.
*Elle atteste tout autant d’un ministère prophétique en annonçant un Dieu miséricordieux qui se soucie des faibles et les élève, en se faisant semblable à eux.
De ce fait, Marie incarne de façon privilégiée l’être-Mère de l’Église, et, comme le dit Maria Teresa Porcile Santiso, « elle en est sa figure la plus parfaite ».
Mais la découverte des implications de ce Magnificat n’est pas terminée.
Par cette proclamation, Marie devient vraiment le symbole de l’élévation des humiliés.
Là encore il faut revenir sur les interprétations et les traductions.
Le verset : « parce qu’il a jeté les yeux sur l’abaissement de sa servante » prend une autre allure si nous le traduisons de manière littérale, ce qui donne : « parce qu’il a jeté un regard sur l’humiliation (tei tapei nôsin) de son esclave (tès doulè autou). »
Que sous-entend le fait de traduire « esclave » par « servante » ? Bien sûr à la suite du Christ, l’Église a valorisé la notion de service. Et, en effet, le Christ l’a montré le premier ; mais à condition que cette mise de soi à disposition d’autrui procède d’un choix volontaire qui comporte un sens éthique et/ou spirituel. Ce n’est pas le cas de la condition d’esclave… Et si on peut se sentir dominé par la puissance divine jusqu’au renoncement à soi-même, si on peut se vouloir esclave de Dieu -quand bien même Dieu nous veut libres-, il n’en va pas de même vis-à-vis des institutions humaines. Et le choix de se vouloir « l’esclave du Seigneur » n’oriente pas les femmes vers une soumission et une obéissance aux hommes.
Quant à l’humiliation, elle dit plus qu’un abaissement : elle pointe à la fois une dévalorisation et une souffrance. L’humiliation, du temps de Marie, est celle d’un peuple réduit à la soumission sous la domination romaine, comme elle l’a déjà été trop souvent par le passé. Quant à la soumission de Marie, elle cumule celle de son peuple et celle de tous les êtres dominés, que ce soit par leur sexe, par leur couleur de peau ou leur condition sociale. Souvenons-nous que Marie est femme dans un univers patriarcal qui aurait pu la lapider pour sa grossesse illégitime et dont le témoignage n’est juridiquement reçu par personne.
C’est pourquoi Christian Duquoc montre dans Messianisme de Jésus et discrétion de Dieu, que c’est en se laissant exclure que le Christ prend la notion de pouvoir a contrario pour l’inscrire dans l’ordre de la Promesse et annoncer « la nécessité d’une société autre ». Il est donc essentiel, de bien mesurer la dimension subversive de la messianité de Jésus, déjà annoncée ici par Marie.
Et les théologiens de la libération ne s’y sont pas trompés en voyant, dès la prise de parole de Marie dans ce Magnificat, une base subversive ouverte à une actualisation dans la reconnaissance des opprimés.
La théologie de la libération est née en Amérique latine et a culminé dans les années 1970/80.
Le Dominicain Gustavo Gutiérrez, péruvien, né en 1928, est considéré comme le père de ce courant à qui il a transmis le nom qui provient du titre de son livre Théologie de la libération, publié en 1973.
Émergeant en pays de dictatures au développement très inégalitaire, la théologie de la libération offre une réponse spécifique dans ces pays opprimés :
«La théologie de la libération dit aux pauvres que la situation qu’ils vivent actuellement n’est pas voulue par Dieu», et que « Le pauvre est, (…) le prochain par excellence ».
Ainsi cette théologie trouve ses modèles dans la libération des Hébreux par Moïse, mais elle va également accorder une attention toute particulière à la figure de Marie, considérée par ces théologiens, « comme femme du peuple, proche des pauvres et des exclus.[13] ». Elle est perçue comme libératrice et comme don de Dieu à l’humanité, victime des oppressions de toutes espèces : politiques, sociétales, …
Un nouveau visage de Marie va réussir à se construire et loin d’une Vierge, mythique Reine des Cieux, la théologie féministe, entraînée par celle de la libération, va pouvoir retrouver en Marie, une figure féminine où le concept de virginité ne se lit pas en termes de soumission/domination mais comme moyen de s’auto-déterminer.
C’est spécifiquement cette nouvelle lecture du Magnificat que retiendra Gustavo Gutiérrez en le présentant comme « l’un des textes du Nouveau Testament dont le contenu politique et libérateur est le plus intense ».
Et, en effet, quand nous lisons : « [52] Il a renversé les potentats de leurs trônes et élevé les humbles, [53] Il a comblé de biens les affamés et renvoyé les riches les mains vides », nous comprenons que cela interpelle des populations exploitées.
Dans ce contexte, le Magnificat est lu comme un programme de justice sociale à réaliser, comme une réalisation provisoire du Royaume qui prend dans l’Ancien Testament les justifications de ses combats (par exemple Moïse rejetant Pharaon et ses armées)
Il faut surtout comprendre que les « humbles », les « pauvres », sont une catégorie qui dépasse un statut économique. Ces expressions désignent l’esclavage et la déshumanisation dans plusieurs dimensions. Ainsi, comme l’explique Jürgen Moltmann[14], « l’abaissement qui est signifié par l’humilité n’est pas une vertu privée, mais l’entrée sociale dans la solidarité avec ceux qui sont en bas de l’échelle sociale et qui sont humiliés ». Il cite lui aussi G. Gutiérrez dans Théologie de la libération qui précise que « La pauvreté chrétienne, expression d’amour est solidaire des pauvres et protestation contre la pauvreté.[15] »
Nous aurons l’occasion dans une prochaine intervention de développer la manière dont Leonardo Boff, (né en 1938) va enraciner son engagement en faveur des pauvres d’Amérique latine dans sa vénération de Marie.
Il ira d’ailleurs très loin (trop loin) dans son amour pour Marie, jusqu’à écrire par exemple : « Nous soutenons l’hypothèse selon laquelle la Vierge Marie, Mère de Dieu et des hommes, réalise le féminin de façon absolue et eschatologique parce que l’Esprit saint fait d’elle son temple de manière si réelle (…) qu’elle doit être considérée comme unie hypostatiquement à la troisième Personne de la sainte trinité. »
Que dit l’institution catholique de ces théologies de la libération qui ont pris Marie et particulièrement le Magnificat pour « étendard » ?
Jean-Paul II sera très critique envers cette tendance catholique et, en 1984, un document établi par la Congrégation pour la doctrine de la foi (que dirige le cardinal Joseph Ratzinger) : Libertatis nuntius, bien que jugeant louable l’intérêt pour les pauvres, conclut néanmoins que la théologie de la libération est incompatible avec la doctrine de la foi.
Une seconde instruction, en mars 1986 sera moins négative en accueillant par elle la dimension spirituelle d’une théologie de la liberté. Mais à ce moment la peur tant redoutée à Rome de ce que l’on considérait comme des élans marxistes, sera retombée.
Et le 16 mai 2013, deux mois après son élection, devant un parterre d’ambassadeurs auprès du Saint Siège, le Pape François a condamné les marchés financiers en les qualifiant de nouveau « veau d’or ». Et comme le montre la photo, il a reçu avec joie le Père Gustavo Gutiérrez !
Il rejoint ainsi J. Moltmann qui explique dans Le Dieu crucifié : « Pour un chrétien, il n’y a pas d’alternative entre évangélisation et humanisation. Il n’y a pas d’alternative entre conversion intérieure et changement des relations et des conditions de vie (…) il n’y a pas d’alternative entre l’humanité et la divinité de Jésus. »
Il faut être capable d’opérer un changement intérieur en même temps qu’un changement des conditions de vie extérieures. C’est pourquoi Moltmann écrit que « si le titre de “Christ” signifie rédempteur et libérateur, une praxis chrétienne ne peut être qu’une praxis visant la libération de l’homme de son inhumanité ». Les deux versants sont indispensables et le pape François a bien rappelé la nécessité d’un retour à la fois à la parole de Dieu, pour découvrir et aimer toujours plus la personne de Jésus Christ, et une attention aux plus pauvres, pour mettre en œuvre les commandements d’amour.
Si nous mesurons que le Magnificat contient tout ce programme christologique, anthropologique et la promesse du salut, en se fondant sur le Premier Testament et en nous indiquant le chemin vers le Royaume, il devient bien difficile de conserver le visage habituel de Marie, humble femme soumise et obéissante. Force est désormais de lui reconnaître sa grandeur de « figure d’Israël » qui est choisie par Dieu comme modèle de disciple par excellence. Nous développerons les illustrations de cette figure la prochaine fois.
*****
[1] Elisabeth A. Johnson., Truly Our Sister: A Theology of Mary in the Communion of Saints.
[2] Voir ainsi : « Mon âme exalte le Seigneur et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur », Ha 3, 18 ; Ps 9, 15 ; Ps 13, 6 ; Ps 30(31), 8 ; Ps 34(35), 4.9 parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. 1 S 1, 11 ; Ps 30(31), 8 Oui, désormais, toutes les générations me proclameront bienheureuse. Parce que le Tout Puissant a fait de grandes choses : Gn 30,13 Saint est son Nom. Ps 110(111) 9 ; Ps 70(71), 19 ; Dt 10, 21 Sa bonté s’étend de générations en générations sur ceux qui le craignent ; Ps 102(103) 17 ; Ps 60(61), 6.-7 ; Is 57,15 Il est intervenu de toute la force de son bras ; Il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse ; Ps 88(89), 11 Il a jeté les puissants à bas de leur trônes et a élevé les humbles ; Si 10, 14 ; Jb 12, 19 ; 5, 11 ; 1 S 2, 8 Les affamés, il les a comblés de biens Ps 106(107) 9 ; Ps 33(34), 11 et les riches, il les a renvoyés les mains vides. Il est venu en aide à Israël son serviteur en souvenir de sa bonté comme il l’avait dit à nos pères, Is 41, 8-9 ; Ps 97(98) 3 en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. Mi 7, 20 ; 2 S 22, 51 ; Ps 17(18), 51.
[3] Dt 13,5 : « C’est YHWH votre Dieu que vous suivrez et c’est lui que vous craindrez, ce sont ses commandements que vous garderez, c’est à sa voix que vous obéirez, c’est lui que vous servirez, c’est à lui que vous vous attacherez. »
[4] Ac 2,36 : “Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié.”,
[5] Bernard Sesboüé, Pédagogie du Christ., Éléments de christologie fondamentale, (Théologies), Paris, Cerf, 1994, 238p. p.42.
[6] Walter Kasper, Jésus le Christ, (Cogitatio Fidei), Paris, Éditions du Cerf, 2è éd. 1986, 422p., p 260.
[7]Jürgen Moltmann, Jésus le messie de Dieu, Paris, Cerf, 1993 p. 34.
[8] Jean-Paul II, Mulieris Dignitatem, Lettre apostolique 15/08/1988.
[9] Documentation catholique 2320 p. 775-784.
[10] Bernard Sesboüé, Tout récapituler dans le Christ. Christologie et sotériologie d’Irénée de Lyon, (Jésus et Jésus-Christ 80), Paris, Desclée, 2000, 232p., p. 173.
[11] Maria Teresa Porcile Santiso, La femme, espace de salut. Mission de la femme dans l’Église. Une perspective anthropologique, (Théologies), Paris, Cerf, 1999, p.368-369.
[12] Maria Teresa Porcile Santiso (1943-2001) Théologienne laïque catholique romaine originaire d’Uruguay, spécialisée dans les études bibliques. Titulaire d’un doctorat en théologie de l’Université de Fribourg en Suisse, Maria Teresa Porcile Santiso enseignait la philosophie à Montevideo. Elle était engagée dans les initiatives œcuméniques et interreligieuses tant auprès du Conseil pontifical pour l’unité des chrétiens qu’auprès du COE et de nombreuses organisations non gouvernementales rattachées à l’ONU.
[13] Dominique Cerbelaud, Marie. Un parcours dogmatique, p 219.
[14] Jürgen Moltmann, L’Église dans la force de l’Esprit. Une contribution à l’ecclésiologie moderne, trad. De l’allemand par R. Givord, Paris, Cerf, 1980, p.111.
[15] G. Gutiérrez, Théologie de la libération, Trad. F Malley, Bruxelles, 1974, p. 298.
EXCELLENT ENSEIGNEMENT
MERCI DE NOUS OUVRIR LES YEUX
Merci Simone pour ce chaleureux témoignage ! Peut-être que tous ces encouragements nous motiveront, Anne Soupa et moi pour poursuivre ce type de rencontres sur d’autres sujets. 🙂
Merci beaucoup, nous sommes nombreux à regarder en décalé, cela permet pour ma part de faire marche arrière pour mieux comprendre. C’est une bouffée d’air frais. Quelque chose que je pressentais et qui m’aide dans ma foi.
Continuez !
Merci pour ce chaleureux témoignage ! Peut-être vos encouragements nous motiveront-ils, Anne Soupa et moi pour poursuivre ce type de rencontres sur d’autres sujets.
Merci! nous sommes très heureux de cette ouverture et de ces enseignements sur lesquels il est très agréable de pouvoir revenir puisqu’on a accès à tous les textes et images, Mille fois merci, c’est passionnant!
Pouvez-vous expliquer ce que signifie “Marie, liée à l’Esprit HYPOSTATIQUEMENT?”, déviation!
Merci
Merci pour vos paroles sympathiques que nous accueillons comme des encouragements.
Je pense que votre question est en lien avec les propos de Leonardo Boff quand je dis :
« Il ira d’ailleurs très loin (trop loin) dans son amour pour Marie, jusqu’à écrire par exemple : « Nous soutenons l’hypothèse selon laquelle la Vierge Marie, Mère de Dieu et des hommes, réalise le féminin de façon absolue et eschatologique parce que l’Esprit saint fait d’elle son temple de manière si réelle (…) qu’elle doit être considérée comme unie hypostatiquement à la troisième Personne de la sainte trinité. » »
Pour expliquer cette aberration, il faut remonter dans la terminologie et dans le temps.
La notion d’hypostase a été au cœur des premiers conciles de la chrétienté car elle nous renvoie au départ de la christologie qui étudie qui est le Christ Jésus. De quelle(s) nature(s) est-il et, s’il est bien humain et Dieu, comment ces deux « natures » sont-elles unies l’une à l’autre ?
« Upostasis » en grec veut dire plus ou moins fondement, qui se tient à la base. D’où sa traduction un peu rapide par « substantia » en latin. Je vous passe la suite des soucis sur les traductions qui vont découler de ces premières, parce que nous allons arriver au mot « personne » pour dire que Jésus Christ possède deux « natures » en une « personne »et rien ne sera réglé.
Bref, le concile d’Ephèse parvient à conclure que le Christ est Dieu ET humain.
Le concile de Chalcédoine, en 451, va devoir redéfinir et parvenir à une définition toujours valable, bien que de nombreux livres aient été écrits sur le sujet.
Cette définition que vous pourrez trouver par ailleurs plus détaillée, confirme que le Christ Jésus possède deux natures unies entre elles « sans confusion ni changement, sans division ni séparation », les propriétés de chacune de ces natures restant sauves mais appartenant à une seule « personne ». Ce fut un long combat dont nous pourrons reparler.
Pour le Christ ce n’était donc déjà pas simple, parce qu’on jouait sur les mots « nature », « personne » « hypostase », mais enfin, nul ne contestait que Jésus était humain et Dieu à la fois, sans que l’un des deux « états » primât sur l’autre.
Mais alors, vous voyez le souci quand Leonardo Boff veut unir « hypostatiquement » Marie avec le Saint-Esprit, comme s’il s’agissait d’une seule « personne » qui serait à la fois humaine : la Vierge Marie et divine par l’Esprit. Faire ainsi entrer Marie dans la Trinité est évidemment une hérésie. Cela n’a pas arrangé les ennuis de ce prêtre enseignant en théologie systématique avec le Vatican, qui provenaient surtout de ses engagements politiques…
J’espère vous avoir répondu sans trop embrouiller cette affaire compliquée (mais en voulant être trop simple, on court le risque d’être ou simpliste ou de faire dire autre chose au sens des mots).
Très cordialement,
sylvaine