Déconstruire ce que l’on fait dire aux textes
Voici la bande audio/vidéo de cette deuxième séquence https://youtu.be/xelOUKHvyps
Sylvaine Landrivon : Lire l’Écriture avec un nouveau regard et voir Marie autrement
La première séquence a permis de mettre en évidence les lieux scripturaires où il est question de Marie et le peu de versets qui lui est consacré. Nous avons vu également que la posture que nous choisissons influe sur leur interprétation. Des siècles de lecture patriarcale ont valorisé une certaine figure qu’il est temps de réinterroger.
Nous allons peut-être ainsi découvrir une histoire de Marie, victime d’une inflation interprétative à l’opposé du message qu’elle est chargée de nous transmettre.
Observons ce que les textes nous disent, et que l’on ne souligne pas souvent.
D’abord, Marie n’apparaît pas comme un OVNI, -en langage scientifique on dirait que ce n’est pas un hapax : ce n’est pas un cas unique- et l’évangile de Matthieu va nous montrer de curieux antécédents féminins transgressifs dans la généalogie de Jésus.
Notre regard sur Marie, autrement dit notre propre théologie mariale, doit/devrait s’inscrire dans les mêmes repères que tout le reste de la théologie. Celle-ci nous parvient certes par la tradition, par des héritages familiaux, issus de l’enseignement de l’Église et de notre pratique, mais elle doit se fonder sur l’Écriture, et seulement ensuite, sur une approche spirituelle : le sensus fidelium[1]. Ou alors, si c’est une connaissance de foi qui ouvre la lumière, elle doit très vite rechercher ensuite l’appui des évangiles.
L’institution ecclésiale a beaucoup « joué » sur ce registre spirituel pour nous offrir une image de la mère de Dieu conforme à nos attentes ou à celles qu’elle souhaitait nous voir agréer.
Notre foi ne doit cependant pas perdre ses « racines », et dans l’Église catholique, ces racines ce sont les Écritures, car faute de cette solidité, on risque des glissements de sens et de représentations qui conduisent à une perception erronée du personnage.
Surtout quand, comme pour Marie, les évangiles nous fournissent peu de sources et que les premières communautés lui accordaient peu de place, au moins pour ce que nous en savons dans leurs mentions écrites.
Ainsi, la lecture des évangiles, que nous avons effectuée lors de la séance précédente, nous conduit à une figure bien différente de celle enseignée par la piété traditionnelle, parce que la Bible la contextualise, et dans le peu de versets qu’elle consacre à Marie, elle donne à penser sur un autre registre que celui, figé dans un regard masculin, d’hommes ignorants des femmes ou soucieux de les tenir à distance. N’oublions jamais que jusqu’à récemment nos enseignements bibliques étaient transmis exclusivement par des hommes célibataires dont la seule référence féminine était généralement leur propre mère. Pas besoin de longues études psychanalytiques pour comprendre l’impact que cela peut avoir sur la manière de considérer les personnages féminins des Écritures.
Nous reviendrons plus en détail sur ces modèles féminins qui vont montrer une réelle collaboration féminine à l’œuvre de Dieu, un vrai pouvoir des femmes, en dressant des portraits qui viennent du Premier Testament dont Sarah, Deborah, jusqu’à Judith ; car Marie est d’abord, une « fille d’Israël ». Le Messie ne peut naître que de la lignée de David. C’est ce que symbolise l’arbre de Jessé.
Et pour le mettre en évidence et nous en assurer, nous pouvons commencer par nous référer à l’évangile de Matthieu qui consacre son premier chapitre à ancrer Jésus dans son peuple, celui que Dieu a choisi pour se révéler, tout en l’ouvrant pourtant, grâce aux femmes, à l’universel.
Mais d’abord, souvenons-nous qu’au temps de Matthieu, une femme n’entrait jamais dans une généalogie juive comme « générateur » dans ce qu’on nomme les tolédôt : seuls les hommes, les pères étaient mentionnés, selon des règles précises (descendance naturelle, descendance légale), pour assurer la perpétuité de son nom, de sa Maison.
Or dans le chapitre 1 de ce pourtant très traditionnaliste Matthieu (sans doute le plus juif des évangélistes), 4 femmes apparaissent dans la généalogie de Jésus, avant Marie.
Et non seulement, elles sont présentes, mais elles ont en commun le fait d’avoir vécu une situation transgressive, subversive. Non qu’elles soient des dévoyées : ces changements de cap leur sont chaque fois inspirés par le Saint-Esprit lui-même.
La première est Tamar, la belle-fille de Juda, en Genèse 38, qui va trouver un moyen curieux de donner une descendance à cette branche de la famille du patriarche Jacob. Veuve d’Er, la loi du lévirat lui impose d’épouser son beau-frère Onan qui refuse de lui faire un enfant. Alors, elle se prostitue masquée, et se fait mettre enceinte par son beau-père Juda. Le moyen est osé…
La deuxième femme mentionnée par Matthieu est Rahab, la mère de Booz, en Josué, 2.
Souvenons-nous : Josué est parti conquérir le pays où coulent le lait et le miel et encercle Jéricho. C’est grâce aux indications d’une femme que Josué va pouvoir conquérir la ville, mais la Bible nous précise qu’il s’agit d’une prostituée et d’une Cananéenne, donc immorale et étrangère… ce qui ne manque pas d’intérêt dans la généalogie donnée au Christ. Mais intelligente, rusée et emplie de la foi au vrai Dieu.
La troisième femme est également proche de Booz puisqu’il s’agit de celle qui deviendra son épouse : Ruth qui, elle, est Moabite, donc encore étrangère au peuple élu.Quant à la façon dont elle approche son futur mari, sur les conseils de sa belle-mère. Écoutons Noémie :
Ruth 3,2-4 : « Booz n’est-il pas notre parent, lui dont tu as suivi les servantes ? Cette nuit, il doit vanner l’orge sur l’aire. Lave-toi donc et parfume-toi, mets ton manteau et descends à l’aire, mais ne te laisse pas reconnaître par lui avant qu’il ait fini de manger et de boire. Quand il sera couché, observe l’endroit où il repose, alors tu iras, tu dégageras une place à ses pieds et tu te coucheras. Il te fera savoir lui-même ce que tu devras faire.” »… le texte hébreu montre qu’elle ne manque pas d’audace pour parvenir à ses fins. Elle n’en sera pas moins la belle-mère du roi David.
La quatrième femme, enfin, est Bethsabée, qui deviendra la mère de Salomon, mais il faudra pour cela que David ait fait tuer son soldat Urie, afin de lui prendre son épouse… épouse qu’il avait repérée pour sa grande beauté.
Marie est donc précédée par des modèles dont l’élément fédérateur nous dit quelque chose sur l’intervention des femmes dans le mode de révélation du Christ Jésus :
-D’abord les lois morales ne semblent pas être celles qui sont retenues à vues humaines, et Marie est enceinte sans époux.
-ensuite, l’insertion de plusieurs étrangères vient relativiser, voire dénoncer, le repli sur un seul peuple, et inviter à l’universalisme que formalisera Jésus ; nous avons déjà esquissé le lien entre Marie (peuple d’Israël) et le « bien aimé » (universalisation) au pied de la croix, pour fonder l’Église qui sera « catholique » donc au sens étymologique : universelle.
-ensuite, nous comprenons que les barrières de l’exclusion sociale ne tiennent plus, elles non plus : peu importe à Marie comme à Tamar, Rahab, Ruth ou Bethsabée, le risque de réprobation.
-enfin, force est de constater que l’intervention des femmes dans les moments critiques où il s’agit de sauver la foi au vrai Dieu et de la transmettre, ne peut pas être omise. Et là encore, c’est bien Marie qui est « cause » de notre salut par son « oui ».
Nous verrons avec Sarah, avec Judith, que l’audace et la foi de Marie ne sont pas exceptionnelles, et ce, bien au-delà de la généalogie que nous venons d’évoquer.
Ce statut particulier puise son fondement dans un des tout premiers mots de la Genèse, quand à partir du premier humain, qu’il faut regarder comme non sexué, mais éperdu de solitude, Dieu crée deux êtres en vis-à-vis : « kenegdô ». Le masculin deviendra Adam, le féminin : Ève, « mère des vivants » sera qualifiée de « ezer: « secours » (pas du tout l’aide, au sens d’assistante subalterne, comme on nous l’a appris). Nous développerons cette source lorsque nous étudierons pour lui-même le modèle du féminin dont hérite Marie à partir du début de la Bible.
Ce n’est donc évidemment pas un hasard si l’Évangile de Matthieu commence par cette généalogie qui n’omet pas ces noms, pour aboutir au verset 16 de ce premier chapitre par :
« Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ ».
Qu’est-ce qui relie ces femmes entre elles et rend cohérent le choix de Marie ?
Les femmes de la généalogie de Jésus montrent toutes d’étranges comportements, qui mettent en évidence une rupture par rapport à l’ordre social de leur temps, et cependant, leur action semble guidée par une force spéciale. Et en effet, les récits révèlent que c’est à chaque fois la réceptivité de ces femmes à l’intervention de l’Esprit qui les guide dans leur foi, et les pousse à accepter des choix humains invraisemblables.
Tamar tente l’impossible pour donner une descendance à la tribu de Juda ; c’est parce que Rahab a connu la puissance du Dieu unique et sa façon de faire sortir le peuple Hébreu du pays de servitude, qu’elle se range –contre son peuple- dans le camp de Josué et l’assiste. Prenons aussi l’exemple de Ruth. Pourquoi cette jeune veuve Moabite, décide-t-elle de suivre sa belle-mère Noémie qui rentre dans son pays, alors que rien ni personne ne l’attend, qu’elle sera mal accueillie et promise à la pauvreté. La compassion semble t-il, mais aussi la puissance de l’Esprit de Dieu qui va la guider jusqu’à Booz… et en fera la grand-mère du roi David.
On commence à mieux entrevoir le parallèle avec Marie, la jeune fille fiancée de Joseph à Nazareth.
Elle va accepter de recevoir en elle le Verbe de Dieu. Dans sa ville, qui la croira ? A priori, personne. Et une jeune fille enceinte n’a guère d’autres perspectives que la lapidation réclamée par son futur mari. Or elle dit ce « oui » qui va nous sauver tous et renouveler l’Alliance.
On parle beaucoup de son « obéissance » mais on souligne trop peu la subversion, le courage inouï de ce oui de Marie.
Comme ses sœurs, qui l’ont précédée dans la foi, Marie accepte donc de se mettre en danger. Elle partage avec elles, cette volonté de transgresser les règles pour adhérer à ce que lui commande une force qui la dépasse : l’Esprit de son Dieu.
Elle concevra donc un fils en étant vierge et enfantera dans le monde des humains, le Verbe de Dieu.
Cette présence de Marie vierge et mère a déjà trouvé un sens auprès de l’un des tout premiers théoriciens du Christianisme : Saint Irénée. Sauf que là où nous voyons esprit de liberté et choix subversif, Irénée ne cessera de magnifier « l’obéissance » de Marie.
Son analyse va le conduire jusque dans des paradoxes qui ne l’arrêtent pas du tout : il va tenir ensemble la virginité de Marie, sa maternité et lui adjoindre la qualité d’épouse du Christ.
Il expose d’ailleurs cette multiplicité de liens en partant de la dimension sponsale (relation d’époux entre Marie et le Christ).
La métaphore de l’époux est fournie par Jésus lui-même, notamment dans l’Évangile de Jean. Ainsi, aux disciples de Jean-Baptiste qui l’interrogent sur l’opportunité de jeûner, celui-ci répond : « un temps viendra où l’Époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. » (Mt 9. 15)
Cette référence à l’Époux renvoie au Premier Testament dans lequel Dieu lui-même se présente comme “époux de Jérusalem”, de la “fille de Sion”, du Peuple saint, en particulier chez Osée et Isaïe : « En ce jour-là, déclare le Seigneur, voici ce qui arrivera : Tu m’appelleras Mon époux et non plus Mon maître » (Os. 2. 18…) ; « Ton époux, c’est ton Créateur, Seigneur de l’univers est son nom.» (Is. 54. 14) ; « le Seigneur met en toi sa préférence et ta contrée aura un époux. » (Is 62. 4)
Par son Incarnation, le Christ devient lui-même époux du peuple de tous les croyants, donc de l’Église avec laquelle il forme un seul corps. (Ep 4 et 5 ; Col 1. 18)
Mais si Jésus est le Nouvel Adam, époux de son peuple, et si Marie représente l’Église et devient ainsi épouse du Christ, elle devient l’épouse de son propre fils, image qui se renforce en l’associant à celle de Marie -Nouvelle Ève.
C’est donc saint Irénée qui le premier va élaborer ce parallèle dans son livre intitulé Contre les hérésies[3].
Irénée est évêque de Lyon au IIè siècle quand il est amené à faire œuvre de théologien pour contrer les courants gnostiques qui prolifèrent avec Valentin, Marcion, Montan. Il va montrer par deux ouvrages majeurs : l’Adversus Haereses (ou en français : Contre les hérésies Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur), et la Démonstration de la prédication apostolique que la vocation originelle de l’homme est de devenir Dieu et que, tout étant récapitulé dans le Christ, on découvre par Lui ce qu’est l’homme.
Il précise que « c’est l’homme et non une partie de l’homme qui devient à l’image et à la ressemblance de Dieu[4] » D’où l’importance de l’Incarnation qui devrait prouver aux gnostiques que le corps même est capable de se diviniser (capax Dei).
Mais Irénée travaille sur le mode typologique et va rapprocher le modelage du premier Adam de la naissance du Christ.
Il joue sur les similitudes afin de montrer l’identité de nature entre le Verbe et les humains qu’il vient sauver.
Il suggère une première similitude dans le procédé de création à partir d’une substance vierge, et par l’intervention directe de Dieu. Il écrit : « Adam a reçu sa substance d’une terre intacte et vierge (…) de même, récapitulant en lui-même Adam, lui, le Verbe, c’est de Marie encore vierge qu’à juste titre il a reçu cette génération[5] »
Cette similitude amorce le parallélisme entre Adam-Ève et Verbe-Marie. Il sera poursuivi par celui de la désobéissance d’Adam et l’Obéissance du Christ, décliné en désobéissance d’Ève – obéissance de Marie.
Il faut donc que le Verbe s’incarne et que ce soit un homme : Jésus né d’une vierge puisque chez Irénée la logique de la récapitulation de toute la création exige la réalité charnelle de la naissance virginale.[6]
Il justifie cette naissance depuis le corps de Marie en se référant à l’épître de Paul aux Galates (Ga4,4) « né d’une femme », et à celle aux Romains (Rm1,3-4) : « son Fils, qui est né de la race de David selon la chair » et demande : « Pourquoi serait-il descendu en elle, s’il ne devait rien recevoir d’elle ? »° D’elle, il reçoit la « chair » et donc sa pleine humanité.
La présence de Marie doit ainsi souligner, fonder, cette authentique humanité ». Mais Irénée explique que cette humanité garde la trace de la première création, à partir du lien maintenu de la virginité (de la terre originelle du premier modelage humain et du corps de Marie). Et dans le passage qu’Irénée consacre au « nouvel Adam et la nouvelle Ève [7]», après avoir repris le parallèle Marie obéissante versus Ève désobéissante, il poursuit :
« Car, de même qu’Ève, ayant pour époux Adam (…) de même Marie, ayant pour époux celui qui lui avait été destiné par avance, et cependant Vierge, devint, en obéissant, cause de salut pour elle et pour tout le genre humain.[8] »
Mais cette question de la conception virginale de Marie demeure délicate, même sans l’amalgamer à toutes les connotations symboliques qui l’accompagnent. Aujourd’hui, elle interpelle les autres églises chrétiennes, aussi bien que les scientifiques.
Nous venons de voir que sur le plan typologique, Irénée la met en lien avec la terre vierge utilisée par Dieu pour créer le premier humain. Nous pouvons aussi envisager au niveau symbolique que cette conception particulière l’exclut d’une procréation ordinaire et invitera à mieux comprendre le sens du mot « femme » employé par Jésus chez Jean. Étant mère sans relation sexuelle préalable, elle peut ainsi mieux adhérer à son rôle de mère de tous les croyants en union symbolique avec le « bien aimé »…
Mais là encore, attention aux dérapages… Jésus l’a appelée « femme », pas mère, et c’est donc bien en tant que « femme » qu’elle est incitée à représenter les fondements de la chrétienté, sans que lui soient accolés les sempiternels « accessoires » d’une maternité idéalisée à laquelle les chrétiennes devraient se conformer dans une tentative impossible. La famille symbolique que crée Jésus sur la croix (selon les propos décrits par Jean dans son évangile), n’a pas d’autre vocation que de signifier l’incorporation par Marie, une femme, de tout le peuple d’Israël au cœur de la nouvelle Église à laquelle il remet son esprit.
Mais, pour revenir à la conception virginale et l’appréhender avec un œil théologique contemporain, nous pouvons suivre les suggestions de Bernard Sesboüé. Il nous propose d’observer cette conception virginale non plus à partir de l’Incarnation mais, en inversant le processus, c’est-à-dire de l’approcher à partir de la résurrection, jusqu’à s’apercevoir que « c’est la foi en la résurrection qui rend possible la foi en la conception virginale et non le contraire. [9]»
Je m’explique. Dans les deux cas, la foi demandée dépasse radicalement l’ordre de la preuve historique. Nous sommes projetés par notre foi dans une dimension surnaturelle. Mais si nous accueillons la certitude de foi que le Christ est ressuscité, alors il devient plus aisé d’accueillir, à partir de cette Bonne Nouvelle de la résurrection, celle de l’entrée du Verbe dans le monde par une conception virginale.
« La foi demandée, en ce cas comme pour la Résurrection, s’appuie sur des signes et des témoignages sérieux, mais dépasse radicalement l’ordre de la preuve historique. Elle ne trouve sa justification dernière que dans la cohérence de son propre message et des réalités qu’elle affirme, qui appartiennent à l’histoire surnaturelle.[10] »
C’est donc bien le retour aux évangiles qui ancre notre vision de Marie comme ce socle, solidement implanté dans la terre de l’arbre de Jessé, qui accepte de donner chair et consistance au Verbe qui vient nous sauver.
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Anne Soupa : Marie, un survol historique
Cette séance est importante, car elle va permettre de mettre le doigt sur les dérives qui ont surgi. Nous allons donc ensemble survoler les siècles. Dans ces 20 siècles, nous voyons se détacher une intense période de réflexion aux 1ers siècles, jusqu’en 500 environ. Puis une reprise très forte au Moyen Âge, et une acmé au 19e siècle, jusqu’à Vatican II. Cela pour l’Occident. En Orient, l’image de Marie est plus constante, même si elle n’est pas toujours plus sobre.
Le temps des Pères
Dans la 1ère moitié de la période patristique (période des Pères), les chrétiens réfléchissent essentiellement sur le mystère de Jésus. Ils ne le font pas en chambre, mais devant la montée d’interprétations des évangiles dont ils doivent à chaque fois se demander si elles sont déviantes ou non. Ce sont des théologiens de terrain. L’information essentielle à retenir, c’est que les mentions de Marie, quand elles existent, soulignent l’humanité de Jésus.
Le 1er à parler de Marie est Ignace d’Antioche. « La virginité de Marie, son accouchement et la mort du Seigneur sont trois mystères retentissants qui furent accomplis dans le silence de Dieu » (Lettre aux Éphésiens 19, 1, SC n° 10 bis). Retenons que la mention de la virginité est bien là. Nous verrons plus tard ce qu’il faut mettre derrière le mot.
Après, Justin, au 2eme siècle, inaugure le parallélisme entre Eve et Marie ; et Irénée, à la même période, le développe : l’une désobéit, l’autre obéit. Une certaine mariologie est en train de naître. Elle va durer 18 siècles… jusqu’à Vatican II, et elle traîne encore dans pas mal de têtes…. Le principe même d’une représentation antithétique est une catastrophe annoncée, car au fil du temps, on va avoir la bonne Marie et la mauvaise Eve. Tout ce qui sera porté au débit d’Eve sera automatiquement porté au crédit de Marie. Et vous savez qu’Eve est la figure maudite du christianisme. Eve a mangé le fruit de l’arbre et elle en a fait manger à son mari qui n’y a vu que du feu. Elle a donc causé ce que les commentateurs bibliques appellent « la chute », terme absent de la Bible, mais soigneusement martelé dans les consciences des fidèles. Aussi, Eve a « précipité » en elle, au sens chimique du terme, toute la misogynie de l’Église. Plus Eve sera noire, plus Marie sera blanche. Et les deux seront offertes aux fidèles pour les inviter à faire le choix de l’obéissance. Marie, en comparaison d’Eve, deviendra donc une figure d’obéissance. Et d’une obéissance à Dieu, on passera à une obéissance aux modèles sociaux.
Donc, quand on vous annonce un commentaire « Eve versus Marie », mobilisez vos neurones sentinelles il y a danger ! Je dis danger, parce que je voudrais vous mettre en garde contre une lecture moralisante. La Bible ne fait pas la morale. Elle raconte, elle décrit, et elle analyse les conséquences des actes. Et le danger, enfoui dans l’abondance des louanges et des compliments faits à Marie, c’est la déshumanisation. Peu à peu, Marie va devenir a-humaine (je ne dis pas inhumaine). Mais idéale. Planante. Hors sol. Le seul élément qui la ramènera sur terre, c’est la douleur.
Une parenthèse autour de la dévotion à Marie
L’image que Sylvaine a eu la gentillesse de mettre dans son power point vous rapporte la plus ancienne image de Marie, au début du 3e s. Elle se trouve dans la catacombe de Priscille, à Rome. Je l’associe à la plus ancienne prière à Marie, qui date de la même période, et est appelée du début de son nom latin « Sub tuum praesidium » :
« Sous l’abri de ta miséricorde, nous nous réfugions, Sainte Mère de Dieu. Ne méprise pas nos prières quand nous sommes dans l’épreuve, mais de tous les dangers, délivre nous toujours. Vierge glorieuse, vierge bienheureuse. »
Cette prière a fondé une partie du « Je vous salue Marie », qui s’est constitué (entre le 2e et le 7e s.) avec les paroles de l’Ange à l’Annonciation et la réponse d’Élisabeth. Cette première partie a fonctionné comme une prière autonome, jusqu’à ce que le Sub tuum, partie consacrée à la demande, lui soit à peu près intégré. Enfin, au 16e s. au moment du concile de Trente, la prière a été introduite dans le bréviaire romain.
Retour aux Pères
Origène (vers 250), l’un des plus grands et des plus intelligents des Pères, se fait déjà de Marie l’image d’une servante humble et docile, qui ne prétend pas tout comprendre. Mais tout de même… c’est lui qui introduit l’idée que Marie est la mère de tout disciple, parce que le Jésus de Jean a dit, au pied de la Croix, au disciple qu’il aimait : « Voici ta mère ». Donc, si elle est la mère de ce disciple, elle l’est de toute autre personne. Vous constatez encore une fois ici que les personnages des évangiles sont les matrices des disciples que nous pouvons devenir. C’est ici d’autant plus vrai que ce disciple bien aimé, anonymisé par l’évangéliste, l’est par un procédé littéraire qui permet d’intégrer le lecteur : je suis, vous êtes, le disciple bien aimé. C’est-à-dire tout disciple.
Mais cette extension vers les images parentales n’est pas exempte de risques. Père et mère sont des titres dont on mesure bien aujourd’hui comme ils sont lourds à porter par certains, parce qu’ils renvoient à des expériences douloureuses. Ils ne doivent donc pas faire écran avec ce que dit l’évangile.
En général, pendant ces premiers siècles, Marie est encore vue comme une personne humaine, qui a besoin du salut. Athanase (4e s) insiste : « Marie, en effet, est notre sœur, car ns sommes tous nés d’Adam » (Lettre à Épictète 4, 7).
Vers la fin de cette époque apparaît aussi une autre inflexion qui, plus tard, deviendra une dérive : Marie devient un modèle pour toutes celles qui veulent rester vierges. Mais attention : à cette époque, « vierge » se conjugue avec l’acquisition d’une certaine liberté, enfin au moins pour les femmes aisées, car une femme seule et pauvre survit difficilement dans cet univers où la force physique est importante et où le droit est encore fragile.
Du côté des Pères latins, il y a moins de richesse que chez les Pères grecs. Une curiosité intéressante : Zénon de Vérone pense que Marie est devenue enceinte par l’oreille… Mais c’est l’oreille qui écoute la parole de Dieu. Retenez cette image, elle nous ouvre à des développements très riches. D’autant que, plus tard, on perdra ce sens spirituel et on utilisera de nouveau l’image, mais parce qu’on est passé du côté d’une virginité physique, et on voudra alors la sauver… à tout prix.
Ambroise de Milan met l’accent sur la foi de Marie. Elle devient le modèle « du croyant », entendez bien : homme ou femme. « Toute âme qui croit, conçoit et engendre la parole de Dieu et reconnaît ses œuvres » (Traité sur St Luc 2, 26 Sc n° 45). Vous avez là le fondement d’une lecture spirituelle de la maternité de Marie. C’est-à-dire que Marie est mère, non seulement par la chair, mais parce qu’elle accueille Dieu par sa parole. Tout croyant peut accueillir le Seigneur par une sorte de « maternité ».
Augustin (4-5e s), le Père le plus cité à Vatican II, tient le parallèle entre Marie et l’Église. Il contemple en Marie le disciple davantage encore que la mère. « Ce qui est dans le cœur vaut davantage que ce qui est dans le ventre ». Observons encore une fois que la maternité de Marie est lue spirituellement. (Sermon 72 A, 7).
Et les apocryphes ?
Je dois d’un mot évoquer les évangiles apocryphes qui ont fait, depuis une génération, l’objet de recherches intenses et de publications scientifiques qui, puisqu’elles ont été popularisées, intriguent beaucoup un public cultivé. Ces évangiles apocryphes, c’est-à-dire « cachés », sont des écrits religieux, juifs ou chrétiens, non retenus dans le canon des Écritures. Attachés à remplir les blancs de l’histoire de Jésus, ils le font souvent par le recours au merveilleux, à la magie.
L’un d’entre eux, le Protévangile de Jacques, raconte la vie de Marie, à partir de ses parents, Anne et Joachim. Ils ont énormément inspiré les artistes. On ne peut visiter un musée sans connaître les apocryphes essentiels. Ainsi, sont issus des apocryphes : La Présentation de la Vierge au Temple, La Rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte dorée, à Jérusalem, et l’éducation aux Écritures qu’Anne a donné à sa fille Marie, que vous voyez sur votre écran, statue venue du plus pur baroque brésilien, grâce à l’une d’entre nous qui y vit, qui m’en a envoyé la photo et qui est parmi nous ce soir.
En résumé, au 4e siècle, on tient ensemble que Marie est vierge, qu’elle est disciple avant d’être mère, et qu’elle est le modèle de tout croyant. Essayons de ne pas oublier ces acquis quand nous allons évoquer les siècles suivants et la période actuelle.
La Mère de Dieu
Voilà que dans ce paysage relativement sobre et équilibré, arrive l’affaire de la « Mère de Dieu », la « Theotokos » en grec, au moment du concile d’Éphèse, en 431. C’est une affaire de l’Église d’Orient, donc compliquée. Celle-ci se partage en deux écoles, Alexandrie et Antioche, qui s’opposent sur la manière dont la divinité et l’humanité s’allient dans la personne du Christ, ou pour le dire autrement, comment « le Verbe se fit chair ». Marie est-elle donc la « Mère de Dieu », la « Theotokos », la mère du Verbe, ou la « Mère du Christ », la « Christotokos », la mère de l’homme Jésus ? Je passe sur les querelles qui ont nourri les débats, pour arriver à la conclusion. Après deux ans de suspensions du concile et de condamnations croisées, Marie fut déclarée « Mère de Dieu ».
Vous imaginez aisément que cette reconnaissance a été la matrice d’une extraordinaire inflation -populaire- au cours des siècles suivants. Si Marie est Mère de Dieu, elle devient puissante, et se déshumanise sous les assauts de sa grandeur. De fait, les célébrations mariales se multiplient et de nombreuses églises à Marie se construisent. La plus célèbre est Sainte Marie-Majeure à Rome (5e s), d’où est tirée l’Adoration des mages, mosaïque qui est sur ce power point. Ce titre de Mère de Dieu ne se répand cependant pas beaucoup en Occident, car y subsiste encore le risque de le confondre avec d’autres cultes païens.
Au Moyen Âge, le thème de la virginité est de plus en plus évoqué, sans perdre cependant son sens spirituel. Mais vient peu à peu le temps des excès, autant en Orient qu’en Occident. Ainsi Venance Fortunat (6-7e s, évêque de Poitiers) : « Tu es devenue le sort, la voie, la porte, le char ! Tu es demeure de Dieu, ornement du Paradis, gloire du Royaume, refuge de la vie, pont qui conduit au ciel. Arche resplendissante, fourreau de l’épée à double tranchant, tu t’élèves comme autel de Dieu, éminent phare de lumière (…) Tu es le beau candélabre qui contient la lanterne du verbe (?…) Tu es la beauté resplendissante qui décore la sainte Jérusalem, vase placé devant le Temple en l’honneur de Dieu”. ( Venance Fortunat, Á la louange de sainte Marie, Patrologie latine 88, col.281). Le titre de reine, lui aussi, devient populaire. Il sous tend l’antienne (chant alternatif de deux chœurs et aussi le refrain accompagnant le psaume) Salve Regina, mater misericordiae, écrit au 11e s. par Hermann de Reichenau. L’Orient fête la Dormition (issue d’un apocryphe) dès le 6e s. Entre le 7e et le 10e s, les opinions divergent sur l’assomption corporelle de Marie, mais elles stabiliseront après l’an mille, tandis que l’Orient reconnaît la fête de la Dormition au 13e s. et que les auteurs occidentaux comme Thomas d’Aquin soutiennent l’assomption de Marie.
Le coup d’arrêt de la Réforme
C’est la Réforme qui amène un coup d’arrêt à l’extension de la dévotion à Marie. Le grief des Réformés est que Marie prend la place du Christ. L’écrivain Mélanchton, ami de Luther, cite le cas d’un mourant qui au moment de passer de vie à trépas, n’invoquait que la Vierge Marie dans sa prière, et non le Christ. De fait, les fidèles finissaient par traiter Marie comme une personne supplémentaire de la Trinité. Et derrière cela, ils reconstituaient une sorte de panthéon familial, le Père, la Mère, le Fils, et l’Esprit saint…. et dérivaient vers la déesse Mère des temps antiques. Il ne faut donc pas dire que les protestants ne vénèrent pas Marie, comme on le dit volontiers en milieu catholique. Mais ce sont les déviances catholiques qui ont suscité la réaction protestante. La pensée catholique n’est pas sortie rapidement de la période de la Réforme, et la Contre Réforme n’a pas beaucoup produit sur Marie.
Par contre, la floraison mariale du 19e est impressionnante. Comment l’expliquer ? La question occupe beaucoup les historiens. J’observe, sur notre sujet, que c’est la dévotion qui prend le pas, de façon presque incontrôlable, puisque la Vierge « apparaît » sans que l’Église y soit pour quelque chose. Á Lourdes (1858), La Salette (1846), N.D. du Laus (17e s.), N.D. du Chêne (Doubs) (1585), ND. du Folgoët (av. le 15e s.), N.D. de la Médaille miraculeuse à Paris (1834), Pontmain (1871)… Ces apparitions et les cultes plus ou moins spontanés qui fleurissent attestent de l’importance de la dévotion à Marie, et de la proximité de cœur que les fidèles entretiennent avec elles.
Comme une réponse institutionnelle à cette « prise de pouvoir » populaire, Rome proclame en 1854 le 1er des deux nouveaux dogmes mariaux, celui de l’Immaculée Conception (la Vierge est préservée du péché originel).
Le second dogme date de 1950. Il s’agit de l’Assomption de la Vierge, son élévation au ciel (Marie a été « élevée en corps et en âme à la gloire céleste »). Ces deux dogmes ont été diversement reçus. Propres à fixer la dévotion populaire, pour certains, peu utiles pour d’autres.
C’est dans ce contexte chargé que Vatican II, concile éminemment christologique, a voulu, dans Lumen Gentium, constitution consacrée à l’Église, (ch.8) ajuster les regards des fidèles sur les textes évangéliques, d’une part, et sur la liturgie d’autre part. Marie « la toute sainte » est « en tête de la communauté des élus » (65). Telle est la conclusion plutôt sobre que l’on peut en tirer.
Mais la consigne de discrétion de Vatican II, pourtant très salutaire, a été dépassée par les interventions intempestives de prélats qui ont voulu faire de Marie la « co-rédemptrice ». Bien sûr, c’est un non sens théologique. Je dois citer aussi ce que j’ai entendu, de la part de prêtres, surtout pendant le pontificat de Benoît XVI : « Vous (les femmes) avez Marie, nous (les hommes), nous avons le Christ ». Une horreur théologique, car le « Christ est « l’unique médiateur, donc le seul Rédempteur ». « Car il y a un seul Dieu, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, Jésus-Christ homme, qui s’est donné lui-même en rançon pour tous (1 Timothée 2, 5-6).
Aussi, dans la ligne de Vatican II, l’Église demande la discrétion sur Marie. Vous avez constaté lors de notre première rencontre l’assez faible nombre de versets qui la mettent en scène. Mais Sylvaine et moi, souhaitons aller plus loin que cette discrétion. Nous pensons que des aspects de Marie n’ont pas été assez mis en lumière par Vatican II. Lesquels ? Surprise…
Mais aussi patience… nous avons encore 5 rencontres pour les faire sortir de l’ombre.
[1] Le sensus fidelium ou sensus fidei se réfère à une connaissance spirituelle de Dieu, que la communauté reçoit de l’Esprit saint, pour pénétrer plus avant dans la vérité. Sur cet aspect de la foi, st Thomas, dans la Somme théologique nous explique ainsi que « Les fidèles (fideles) ont une connaissance (notitiam) de ces choses [de la foi], non pas comme si cela leur était montré, mais en fonction de la lumière de la foi (in quantum per lumen fidei) ils voient (vident) qu’elles doivent être crues (credenda) » (ST IIa IIae, q. 1, a. 5).
[3] IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. Dénonciation et réfutation de la gnose au nom menteur. Trad. A. Rousseau, (Sagesses chrétiennes), Paris, Éditions du Cerf, 2001, 752p
[4] IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. V,6,1
[5] IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. III, 21, 10, p.382.
[6] Au point de départ du parallèle entre Adam et le Christ, se trouve une correspondance empruntée à Rm 5 entre l’obéissance du Christ et la désobéissance d’Adam ; mais Irénée élargit ce thème paulinien à tous les aspects de l’histoire du salut.
La naissance virginale du Christ récapitulant celle d’Adam met le « plus » du côté du Christ car c’est la main de Dieu (c’est à dire le Verbe) qui a fait Adam alors que Jésus est lui-même le Verbe unissant ainsi le créateur et le sauveur (lutte contre les gnostiques qui voient la création mauvaise).
[7] [7] IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. III, 22, 3-4, p.384-385.
[8] IRENEE de Lyon, Contre les hérésies. III, 22, 4, p.385.
[9] Bernard SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ. Éléments de christologie fondamentale, (Théologies), Paris, Cerf, 1994, 238p., p. 203.
[10] Bernard SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ. Éléments de christologie fondamentale, (Théologies), Paris, Cerf, 1994, 238p., p. 228.