Marie-Jo Thiel, L’Église catholique face aux abus sexuels sur mineurs, Montrouge, Bayard, 2019, 718 p.
Par Sylvaine Landrivon
Médecin, éthicienne et théologienne, Marie-Jo Thiel possède toutes les compétences pour enquêter sur le sens de l’incroyable prolifération du mal, là où il devrait être le plus honni : au cœur même de ceux qui ont la charge du peuple de Dieu. De ces crimes de pédo-criminalité, le Pape Benoît XVI s’est ému ; le Pape François a voulu agir. Pour affronter lucidement tant d’abus : abus de confiance, abus de pouvoir, abus sexuels, il a souhaité la collaboration de celle qui justement publie ce livre : Marie-Jo Thiel, au sein de l’Académie pontificale pour la vie. L’institution pourra désormais bénéficier des apports de la présente étude pour envisager à nouveaux frais les racines, les causes et les conséquences des exactions relatives aux abus sexuels sur mineurs et chercher les moyens de les affronter.
Le livre est volumineux, à la mesure de l’épaisseur du dossier. L’auteure nous donne un tableau extrêmement complet des différents axes d’un aussi pénible sujet en établissant un état des lieux rigoureux, une analyse détaillée de ce qui motive les prédateurs et de ce que subissent les victimes. Les abus sont recensés pays par pays et les réponses du magistère romain sont étudiées depuis les premiers textes de 1962, pour parvenir à un premier bilan qui montre que « la crise ne résulte pas d’une mauvaise application de l’éthique sexuelle et familiale de l’Église, elle est un bouleversement systémique de l’institution jusqu’au béton qui maintient ses structures ». (p. 462-463).
Elle souligne que même les rites susceptibles de jouer un rôle dans l’accompagnement des victimes, en s’appuyant sur des pratiques séculaires, perdent leur efficacité dans le cas d’abus sexuel et deviennent l’objet de dangers, car ils peuvent avoir été l’occasion la plus facile d’un détournement. Le « père spirituel » peut devenir « père prédateur » jusqu’à créer un malaise délétère, quand bien même le prêtre ou le religieux serait totalement innocent de l’abus mais « perçu comme solidaire des clercs abuseurs » (p. 213).
Que pour chaque être humain la tentation existe, que le combat soit rude et parfois perdu, la miséricorde du Christ vient apporter un baume sur nos errances, puisqu’il n’est venu que pour nous sauver. En revanche, que l’abomination croisse dans le clergé et qu’au lieu d’entraîner une juste et terrible colère de la hiérarchie ecclésiastique, elle suscite silence et dissimulation, voilà qui mérite la longue analyse que lui consacre l’auteure. Car si « tout abus sexuel sur mineur est affreux, celui commis par un homme d’Église l’est doublement car il trahit non seulement une victime innocente (…) mais également l’Église qui lui a fait confiance, les fidèles qui ont cru à sa parole. » (p. 666).
L’ampleur des révélations a enfin fini par faire souffler un vent de panique dans l’institution catholique, laquelle, au lieu de s’appuyer sur des experts laïcs, a choisi de s’enfermer encore un peu plus dans la « culture cléricaliste ». Elle a, une fois encore, adopté un comportement opposé à celui qu’il faudrait choisir, comme l’avait bien perçu le pape François dès son élection. Or il y a urgence à chercher de nouvelles compétences car c’est bien « le laïc moyen qui vit la foi dans le contexte de son époque qui façonne l’avenir. C’est le professeur visionnaire, le critique aimant, le prophète qui dit la vérité et fait passer l’Église d’un âge à un autre » comme l’écrit la sœur Bénédictine Joan Chittister, citée par l’auteure.
Hélas, nous mesurons au fil des découvertes ad nauseam, combien les défis ecclésiologiques annoncés par le Concile Vatican II, suggérant un fonctionnement plus synodal, attendent encore leur réception. Car, dans les faits, comme le constate Marie-Jo Thiel, « la hiérarchie de pouvoir et d’autorité est omniprésente, fondée sur l’ordination et sur des critères de masculinité et d’ancienneté » (p. 608). En effet, l’institution ne reconnaît pas l’existence d’un laïcat éduqué, notamment féminin, alors qu’en France par exemple, il « a commencé à se former il y a plusieurs décennies déjà, jusqu’au doctorat en théologie, acquérant des diplômes dont ne disposent en général ni les prêtres en paroisse ni sans doute la plupart des évêques. En somme des diplômes faisant de l’ombre à la hiérarchie » (p. 610). C’est pourquoi au lieu d’intégrer ces richesses humaines et d’assister à l’établissement d’une nouvelle culture dans l’Église, nous observons –désolés- un renforcement du cléricalisme.
Ce n’est pourtant que dans l’ouverture à un autre type de regard et de prise en compte d’autrui, que se résoudra cette crise des abus. Seules une empathie ancrée dans les réalités mondaines, une synergie des compétences et une volonté déterminée d’éradiquer le poison et ses causes, pourra redonner confiance en l’Église souillée par ces affaires. Et Marie-Jo Thiel cherche dans cette lutte, non pas contre mais pour l’Église, ce que le cardinal Reinhard Marx entrevoit comme une « opportunité de renouveau spirituel », car « malgré les doutes ou les incompréhensions de certains, malgré la mauvaise volonté d’autres, il lui faut se renouveler [l’Église] en discernant à nouveau frais sa mission d’annonce de l’Évangile » (p. 663). Mais pour cela, il conviendrait de mettre très vite en œuvre ce que le Pape François souligne dans sa Lettre au peuple de Dieu : « promouvoir une culture capable non seulement de faire en sorte que de telles situations ne se reproduisent pas mais encore que celles-ci ne puissent trouver de terrains propices pour être dissimulées et perpétuées. » (cité p. 664).
Et si la présence de femmes à des postes de gouvernance dans l’Église catholique était un début de solution ? L’auteure ne le suggère pas dans le livre. Mais dans un article paru le 14/08/2020 dans Le Progrès, elle évoque la question et rappelle que « Jésus avait pourtant des disciples femmes… » (voir l’article dans la rubrique Actualités de ce site) .