Dans la rubrique « Conversation », j’ai répondu à la question concernant la manière d’accueillir les paroles du Christ, selon qu’il s’agissait d’un disciple homme ou femme.

Cette réflexion m’a conduite à pointer l’échange entre Jésus et Pierre au chapitre 21 de l’Évangile de Jean. Pour mémoire, après sa résurrection, Jésus se manifeste pour la troisième fois, à quelques-uns de ses disciples en train de pêcher. Grâce à l’intervention de Jésus, les pêcheurs au départ bredouilles, retirent 153 poissons. Ces braves gens ont compris, grâce aux indications du disciple bien-aimé, que ce miracle est dû à leur Seigneur, mais ils n’osent pas l’aborder et le reconnaître. C’est alors que Jésus demande à Pierre : « Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? ». Jésus posera trois fois la question d’une manière qui pourrait sembler identique et que beaucoup de commentateurs, peu scrupuleux dans l’analyse du texte source, rapprochent un peu trop vite du triple reniement de Pierre et s’en tiennent là.

Or, sur la triple question de Jésus à Pierre, « m’aimes-tu ? », le texte grec original change de verbe au fil du questionnement, utilisant d’abord le registre de l’agapè pour se conclure en philia.

Ainsi au verset 15, Jésus demande : « agapas me » et Pierre répond : « philo se ».

Au verset 16, Jésus reprend la même formulation : « agapas me » et Pierre répond de nouveau : « philo se ».

Au verset 17, Jésus change de registre et dit : « phileis me », (il utilise le verbe propre à l’amitié dont s’est servi Pierre pour lui répondre). Pierre est attristé, nous dit le texte, non à cause du changement de ton qu’il semble ne pas percevoir mais du fait de la réitération de la question qui lui laisse croire que Jésus doute de lui. Et il répond une troisième fois : « philo se ».

Nous observons ainsi le déplacement de la relation qu’opère Jésus vis-à-vis de Pierre. Ce dernier ne peut pas être en phase avec Jésus aussi longtemps que la rencontre cherche à se nouer au niveau d’exigence que demandent les liens d’agapè. Il faudra que Jésus revienne à une forme plus adaptée à la personnalité de son ami pêcheur, en lui demandant : « Pierre m’aimes-tu (d’amitié) ? », pour que Pierre puisse honorer l’échange et se trouver en capacité de paître les brebis du Seigneur.

C’est que l’agapè johannique n’a rien d’un sentiment mièvre : elle postule au contraire cet amour absolu que trouve d’emblée le dialogue avec Marthe, d’une reconnaissance de foi, en Jésus, Fils de Dieu. L’agapè est un amour exempt de toutes les limites auxquelles nous contraint notre humanité ordinaire. Elle n’est pas éros qui dit un amour charnel ; elle n’est pas seulement philia qui intègre la notion d’échange à égalité dans la relation.

Or par son reniement, Pierre a montré qu’il ne peut pas communiquer avec le Christ sur le mode de l’agapè. Il a besoin de la médiation d’une amitié qui le restaure dans son lien au Christ et lui rend sa capacité de recevoir, dans sa propre liberté, le don de l’amour. Il faudra cette rencontre à travers la philia, pour que Pierre intègre ce qu’est le don de Dieu.

Le lien d’agapè, placé à un niveau supérieur de réception, se situe presque toujours comme un privilège féminin, dans l’Évangile de Jean, à l’exception notable mais peu cernable anthropologiquement, du « bien-aimé ». (Nous voyons d’ailleurs dans ce texte que ce disciple aimé de Jésus est là, juste derrière Pierre durant l’échange, et que Pierre, affecté par sa présence, se fait rabrouer par Jésus en lui demandant ce qu’il adviendra de lui).

Mais d’autres disciples atteignent avec Jésus cette relation parfaite. Ainsi, lorsque Jésus envoie Marie de Magdala annoncer la nouvelle de sa merveilleuse rencontre, qu’aucun des disciples masculins n’espérait, c’est bien dans cette forme d’amour d’agapè qu’ils communiquent/communient et nous comprenons que ce n’est pas un état que l’on conquiert par ses propres forces. L’agapè désigne bien ici cet amour en plénitude, se déployant librement à partir de lui-même sans aucune contrainte extérieure.

Cela illustre le fait que l’agapè requiert une pureté dont Marthe, Marie de Béthanie et plus sûrement encore Marie de Magdala, représentent la forme aboutie. Bien entendu, Marie, la mère de Jésus aime son Fils de cet amour totalement désintéressé et cet amour est réciproque, (quoi que l’on fasse dire aux interprétations de versets comme « qui est ma mère ? » (Mc 3,33 //Mt 12,48), etc… comme s’il se distanciait de ces liens). Mais la relation de Marie à son fils n’est pas imitable, en ceci qu’il n’est donné à personne d’autre qu’elle, de pouvoir porter le Verbe. En revanche, le lien d’amour définitivement fidèle qui rapproche certaines femmes de leur Seigneur, au cours de son enseignement sur les chemins de Palestine, ce lien peut être intériorisé jusqu’à s’épanouir pour tous.

L’Évangile nous propose ainsi deux formes de relation à notre Dieu : celui total qu’a tissé Jésus avec Marie de Magdala et qui crée un lien direct et exempt de doute ; celui plus proche de nos aptitudes habituelles, qui demande que le Seigneur vienne nous rejoindre dans notre finitude, pour nous conduire vers lui. Mais agapè ou philia, Jésus ne laisse personne seul au bord du chemin. C’est pourquoi Maurice Bellet peut conclure son livre Incipit en disant « il n’y a pas d’homme condamné. »

 

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