Sous le scalpel de Christine Pedotti. Son livre : Autopsie d’un système dissèque une institution catholique en perdition. Peut-elle encore ressusciter ?
Commentaire de Sylvaine Landrivon paru dans Golias hebdo N° 857 semaine du 20 au 27 mars 2025
Ne nous y trompons pas ! Pour l’autrice, l’Église catholique n’est pas morte. C’est moins d’elle dont il s’agit dans cet ouvrage que de son avatar institutionnel.
Bien sûr, au fil des siècles, l’Institution catholique romaine a traversé de nombreuses crises et elle a toujours gardé son cap malgré ces provocations venues de l’extérieur. Alors, faudrait-il s’inquiéter face à ce qu’elle subit aujourd’hui, ou se dire que tout finit par passer et s’arranger ? Christine Pedotti choisit de tirer la sonnette d’alarme. Non seulement tous les symptômes montrent que le pire est probable, mais ils nous indiquent qu’il y a urgence à intervenir car la gangrène s’est installée. L’Église est attaquée de l’intérieur. C’est l’institution qui la structure et devrait la protéger qui l’éloigne des exigences d’amour et de partage que réclame l’Évangile.
Nous l’aurons compris : Autopsie d’un système dénonce un « système » qui menace d’étouffer la formidable assemblée du peuple de Dieu. C’est cette structure que va disséquer l’autrice dans un examen sans complaisance.
Avec la clarté qui lui est chère, Christine Pedotti établit d’abord un état des lieux approfondi du mal qui s’est révélé au grand jour. Elle note que la « crise des abus », n’est pas le seul constat, si terrible soit-il, d’une commission française qu’elle a appelée de ses vœux depuis la revue Témoignage chrétien qu’elle dirige. Pour poursuivre la métaphore médicale, l’autrice détaille la prolifération d’une crise qui se révèle endémique. Aucun continent n’est épargné. Les États-Unis ont été les premiers à soulever le voile qui couvrait d’abominables abus sexuels perpétrés par des prêtres, devant le regard effaré du public. Le choc est venu de l’enquête du journal The Boston globe en 2002, vulgarisée par le film Spotlight. Impossible dès lors de masquer les exactions commises par des membres d’un clergé pédocriminel couvert par sa hiérarchie. Pourtant malgré les crimes dénoncés, la dissimulation a continué et la curie a « pieusement » fermé les yeux. Le cardinal Law, bien qu’acculé à la démission, demeura sous la protection de Rome jusqu’à participer à l’élection de Benoît XVI et obtenir de belles funérailles à Saint-Pierre de Rome. Complicité vaticane délétère que le temps ne démentira pas, ni lors de la découverte des monstruosités commises par Maciel, ni plus tard, comme le révèle le silence assourdissant autour des débordements criminels de celui que l’on a nommé « l’abbé Pierre ».
Contre ces perversions, Témoignage Chrétien est intervenu dès 2018 pour demander la constitution d’une enquête parlementaire sur les abus commis en France. Le refus de la commission des lois n’a pas freiné l’élan de la revue qui s’est unie au mouvement de victimes de crimes sexuels La Parole libérée, jusqu’à ce que l’assemblée des évêques, rassemblée à Lourdes en novembre 2018 admette la création d’une commission indépendante pour évaluer l’étendue des abus en France.
En 2021, 1e rapport de cette enquête, réalisée sous la houlette de Jean-Marc Sauvé, a éclaté comme une bombe aux oreilles d’un clergé et d’une population sidérés. La Ciase venait de mettre à jour qu’en dehors du cercle familial, l’Église catholique est le lieu le plus dangereux en matière d’abus sexuels. Trois fois plus que les clubs sportifs, ou autres rassemblements encadrant des enfants.
Face à l’ampleur des dégâts, devant l’horreur des souffrances provoquées par ces abus dont les témoignages poignants interdisent toute relativisation, -quelques efforts qu’aient fait certains tenants d’un conservatisme indécrottable-, l’autrice analyse les causes et les localise dans le « système » mis en place par l’institution catholique. Celui-ci se concentre dans une organisation hiérarchique, exclusivement masculine qui instrumentalise la notion de sacré. Par ces trois biais : hiérarchie, entre-soi masculin, dévoiement du sacré, tous les ressorts sont tendus pour faire exploser un carcan qui s’est raffistolé au fil du temps en dissimulant de plus en plus mal ses failles.
Le diagnostic posé, les causes analysées, que faire ? Faudrait-il renoncer à l’universalisation du message que porte le catholicisme ? Certainement pas. La guérison se trouve sans doute dans une autre manière de faire Église qui mettrait à l’abri des abus de pouvoir, des abus de confiance, des abus sexuels. Christine Pedotti réclame une nouvelle structure capable de renoncer « au pouvoir sacré et masculin, au célibat et à des formes hiérarchiques féodales » (p.201) qui intégrerait des femmes à côté des hommes. Certes, elle n’est pas dupe. Ce ne sera pas la fin absolue des situations d’emprise. Le goût de l’excès et du pouvoir habite tout être humain ; mais comme elle le souligne en conclusion, si tout le Peuple de Dieu est enfin réuni, il sera beaucoup plus difficile qu’hommes et femmes « pervertissent le système quand, aujourd’hui, c’est le système qui pervertit les personnes. » (p.201).
Christine PEDOTTI, Autopsie d’un système. Pour en finir vraiment avec les abus dans l’Église, Paris, Albin Michel, 2025, 208p.
LE BILAN D’UNE CRISE EFFROYABLE
Le diagnostic de décès du système clérical catholique est annoncé dès le titre de l’ouvrage. Il donne le ton dramatique de la situation et exige l’examen approfondi d’une organisation criminogène qui non seulement produit les conditions des abus qu’il génère, mais « les permet et les cache ». C’est pourquoi il importe de mettre en évidence comment ce système fait vaciller tout l’édifice. On constate assez vite qu’il l’atteint sous trois angles en même temps : par les clercs qui se rendent coupables de perversions sexuelles, par leurs complices qui se taisent, et par tout l’entourage que la vérité aveugle et qui préfère ne voir qu’a posteriori, l’étendue de l’horreur.
Pourtant, si la crise des abus révélés par la Ciase en France, mérite d’être reconsidérée avec le recul de quelques années, si elle doit être confrontée à ce qui s’est produit partout dans le monde, c’est que l’autrice ne désespère pas de son Église. Mais pour la sauver, il va falloir cerner les causes du mal qui la ronge et proposer des solutions en se demandant ce qu’il est possible de conserver de sa structure.
L’Église « en a vu d’autres » ?
Dans son examen des événements auxquels l’Église catholique a été confrontée depuis les invasions barbares jusqu’à ses collisions plus ou moins frontales avec le communisme, les autres totalitarismes, le relativisme, le consumérisme, … Christine Pedotti nous fait remarquer que ces chocs impactaient généralement l’institution de l’extérieur. Or dans le drame mis en évidence ces dernières années, le mal a pris une autre tournure : il vient désormais de l’intérieur du corps clérical. Et il se difracte en deux facettes, hélas, complémentaires : d’une part les délits et les crimes proprement dits, de l’autre, le déni et le silence sur ceux-ci. Et dans ce monde clos, « la chaîne du mensonge et de la dissimulation, elle, n’épargne quasiment personne » (p.15), ni les clercs, ni les religieux, ni les évêques, pas même les derniers papes, car : « toujours, le même premier réflexe a été de refuser de voir et de croire » (p.18) que des prédateurs se dissimulaient dans leurs rangs, feignant d’ignorer les plaies et souffrances alentour. Le constat est d’autant plus grave que même géographiquement, aucun continent, aucun pays, n’a échappé au drame. Dès lors, la « théorie de la brebis galeuse » étant définitivement exclue, il faut chercher à comprendre ce qui s’est passé exactement pour en déduire les causes.
DIAGNOSTIC ET AUTOPSIE
La première observation met en évidence que l’Église est bel et bien le lieu des pires exactions, juste après le milieu familial. 3 à 4% des ecclésiastiques seraient des prédateurs sexuels, au point qu’aujourd’hui, « ce n’est plus seulement la baisse du nombre de prêtres qui inquiète, mais aussi le soupçon qui pèse sur chacun d’entre eux. » (p.21). Par conséquent, le prêtre, clé de voûte de l’édifice catholique, est celui qui attire la défiance et, ce qui le rend encore plus suspect : aucune révélation n’est à l’initiative de l’Église.
« Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés »
Contrairement aux animaux malades de la peste qu’évoque Jean de La Fontaine, les victimes ne sont pas les protagonistes dont on parle ici. Cette peste qui envahit l’Église, probablement active depuis des siècles dans les entrailles du corps clérical, s’est manifestée au grand jour au début des années 2000 sous la pression d’enquêtes médiatiques étrangères à l’institution. Après les révélations du journal, The Boston Globe, un rapport américain a fait état de plus de 10 000 victimes aux USA. « Le rapport John Jay, premier du genre, donne déjà les indications principales du phénomène, en particulier la singularité de la pédocriminalité des clercs : dans 80% des cas, elle vise des garçons principalement prépubères » (p.26). Bien entendu la cause n’est pas l’homosexualité, comme certains l’ont abjectement prétendu, mais l’opportunité qui met plus souvent les criminels en présence de jeunes garçons.
La France, s’affirmant indemne de ce type de prédation se contente alors de proposer aux clercs un opuscule intitulé Lutter contre la pédophilie, repères pour les éducateurs, et dissimule avec efficacité les affaires qui lui parviennent. On tait les conclusions de la théologienne médecin Marie-Jo Thiel qui expose dès l’année 2000 aux évêques réunis à Lourdes, combien des abominations de ce type détruisent durablement les victimes. Qu’importe quand il faut protéger l’institution de toute attaque qui nuirait à son image…
Pendant ce temps, dans le reste du monde, le fléau poursuit ses progrès en toute impunité. En Irlande, quatre enquêtes sont diligentées entre 2005 et 2011 avec un bilan dramatique, mais sans que les abuseurs soient inquiétés. « Ils ont été protégés et simplement déplacés lorsque les scandales menaçaient » (p.31) jusqu’à ce qu’enfin le pape Benoît XVI « reconnaisse la responsabilité de toute l’Église catholique dans les abus pédophiles commis par des prêtres et religieux d’Irlande et exprime sa honte » (p.31). Au Canada, au Québec, la maltraitance et les abus sont également de règle. Quant à l’Australie, un rapport de 2017 révélera que 7% des prêtres ont commis des abus entre 1950 et 2010. Il en va de même pour l’Allemagne, la Belgique, la Suisse : partout la même ampleur des crimes et les mêmes réflexes de dissimulation.
Par l’importance des révélations, par sa dissémination, ce panorama annonce déjà qu’il ne s’agit pas d’un épiphénomène mais que « quelque chose d’autre est en jeu, qui tient à la structure même de l’Église catholique, à son organisation, à la représentation qu’elle a d’elle-même » (p.32).
Le tournant du dossier chilien
Quand le pape François se rend au Chili en février 2018, un prêtre charismatique F. Karadima a été reconnu coupable d’agressions sur mineurs. Silence pourtant. D’autres sont également accusés par un rapport accablant, mais les victimes ne sont pas entendues. Pour faire taire le bruit médiatique qui enfle et gronde, le pape convoque à Rome les 34 évêques chiliens. Tous remettent leur démission et sept seront acceptées. Karadima sera enfin déchu de l’état ecclésiastique en 2019.
S’il s’agit d’un tournant dans le dossier des abus pédocriminels, c’est que le pape François, en grand stratège, a su inverser la situation pour dédouaner le Vatican. Il se place enfin du côté des victimes et va plus loin en pointant la cause du mal. Il dénonce le cléricalisme et écrit dans une lettre adressée aux catholiques du monde entier le 20 août 2018 (p.36) : « dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme ». Le diagnostic est enfin posé ! Va-t-on entrevoir une réaction ?
La Ciase comme suite logique à l’analyse du pape ?
Tout se passe encore à cette période comme si la France échappait à ce qui empoisonne les autres églises, jusqu’à ce que Témoignage chrétien, à l’écoute d’un groupe de victimes lyonnaises, lance une pétition pour obtenir une enquête sérieuse sur le sujet. Christine Pedotti, rédactrice en chef de la revue, a conduit de près les démarches qui n’ont malheureusement abouti qu’à un refus de la commission des lois, dans « une forme de connivence entre les institutions, celle que représente le Sénat hésitant à mettre en cause l’Église catholique » (p.40). Par la ténacité de Christine Pedotti et l’énergie de La Parole libérée, c’est finalement la pression médiatique qui, une fois encore, permet la création d’une commission pour enquêter sur les crimes et agressions sexuels commis en France.
La Ciase était née, confiée à l’ancien vice-président du Conseil d’État Jean-Marc Sauvé. Travail exemplaire qui a réuni historiens, sociologues, et autres experts, pour écouter des milliers de victimes. De longs mois après, le résultat est effrayant. Un système d’une inouïe perversion est mis à jour qui recense plus de 300 000 victimes. Ce nombre hallucinant signale la monstruosité de l’institution qui a fait taire aussi bien les acteurs que ceux qui les entourent, laissant croire aux complices que « le scandale n’est plus l’agression mais les cris de la victime » (p. 45).
Dans la configuration des abus, l’autrice va faire apparaître six typologies dont les « caractéristiques propres à l’Église catholique semblent constituer des facteurs facilitateurs de cette emprise » (p.47). Et situation aggravante : la non-séparation des pouvoirs permet la dissimulation des crimes.
Or malgré l’empathie du pape pour les victimes, malgré l’intérêt du président de la conférence des évêques, ni les membres de la Ciase ni Jean-Marc Sauvé n’ont, à ce jour, été reçus par le pape François. Ce refus d’entendre la vérité vient peut-être de l’intervention de quelques intellectuels catholiques français qui ont voulu clore le dossier et ont prétendu « se substituer aux responsables de l’Église catholique pour finalement défendre l’institution aux dépens des victimes ; preuve que le cléricalisme peut aussi prospérer en dehors du clergé » (p.56).
Pourtant, dans l’exploration de l’étendue du mal les exemples abondent, hélas, et les communautés nouvelles ne sont pas en reste. Christine Pedotti passe en revue les abominations innombrables qui les ont traversées et nomme, l’un après l’autre, ces mouvements « charismatiques » pour montrer que l’horreur n’en épargne guère. Elle pointe une première cause d’abus à travers la prise en compte de la sexualité au sein de ces instances. Pour l’Église catholique, le cadre de son exercice est strictement réservé à la relation sexuelle entre époux avec un regard acéré sur les moyens de régulation des naissances. « Ce carcan extrêmement normatif est considéré comme absolu et intangible » (p.79). Dès lors, en dehors de ce cadre, tout acte sexuel devient, sans hiérarchie des pratiques, une offense au sixième commandement. Tout est catalogué sur le même plan dans la rubrique du péché, de la masturbation jusqu’au viol. Sauf que dans les milliers d’agressions révélées, « ce ne sont ni la chasteté ni le sixième commandement qui sont violés, mais le corps des femmes et des enfants. » (p.80), comme l’autrice l’analysera ensuite.
LES RACINES DU MAL
Christine Pedotti, co-fondatrice du Comité de la jupe n’a pas attendu la révélation des crimes et agressions commis par les membres de l’institution pour dénoncer la façon dont le message de l’Évangile a été détourné. Alors que le Christ a prôné une horizontalité dans la transmission de la Bonne Nouvelle, un clergé strictement masculin s’est très vite réservé tous les pouvoirs et s’est constitué en société hiérarchique détentrice d’une sacralité usurpée.
L’art d’élaborer une doctrine de pouvoir comme service !
Jésus a aboli toute hiérarchie car dans son enseignement, il remet en cause le sacré (hiéros) tout autant que le pouvoir (archè). Les premiers chrétiens l’ont bien compris et l’autrice le rappelle : « il n’y a pas d’organisation des communautés de croyants ressemblant à celle que nous connaissons aujourd’hui sous le nom d’Église catholique avant le milieu du IIIe siècle de notre ère. » (p.85). D’ailleurs, non seulement Jésus critique les prises de pouvoir à plusieurs reprises, mais il se met lui-même en position subalterne comme l’illustre la scène du lavement des pieds. Hélas, l’Église catholique a peu à peu perverti les termes dont elle se sert, voire abuse, au point d’avoir « élaboré une doctrine du pouvoir comme service » (p.90), allant jusqu’à la transcrire ainsi au § 18 de Lumen Gentium : « Les ministres qui disposent du pouvoir sacré sont au service de leurs frères ». Curieux oxymore d’user du pouvoir sur ses frères au prétexte de les servir… Certes cette structure hiérarchique a sans doute contribué à la résistance de l’institution dans la durée en imposant allégeance et obéissance. Cette interprétation ecclésiologique de la mission confiée par Jésus est-elle pourtant satisfaisante ?
Les errances de la soumission cléricale s’entendent jusque dans la remarque d’un évêque complice d’un pédocriminel : « comment un père peut-il aller dénoncer à la police son fils ? » (p.95). Pour sauver ses autres enfants peut-être aurait-on envie de lui rétorquer. Et, comme en réponse à l’allégeance du clergé à ses supérieurs, l’obéissance des laïcs est exigée au prétexte que les prêtres « représentent le Christ ». Le §37 de Lumen Gentium, cité p.97, précise à ce propos que les pasteurs « en raison de leurs charges sacrées, tiennent la place du Christ. » sic !
La logique qui entretient les abus est donc fermement installée. D’un côté la solidarité du clergé est garantie sous serment dès l’ordination ; quant au petit peuple réputé ignorant : il est invité à suivre l’injonction d’obéissance ! La structure bien calée sur ces fondements, reste à en conserver l’emprise en l’englobant dans un domaine réservé.
Saint chromosome Y !
Dans l’Église catholique, seuls les hommes ont accès aux charges « ministérielles », dans lesquelles la notion de service véhiculée par l’expression « ministère », se transforme instantanément en pouvoir « magistériel ». Nous savons désormais que les arguments reposant sur de prétendus supports scripturaires en vue de discriminer les femmes sont tous biaisés et sans valeur ni théologique ni anthropologique. L’interprétation patriarcale androcentrique du Nouveau Testament qui réserverait les charges aux mâles a été déboutée avec clarté depuis plus d’un demi-siècle par nombre de théologiennes et théologiens. Comme plusieurs l’ont développé récemment, les prétextes d’impureté, la masculinité de Jésus ou le choix des Douze, pour éloigner les femmes des charges ecclésiales ont fait long feu et ressortissent presque à une faute théologique « au sein de l’Église, où la relation hommes-femmes est censée symboliser la capacité à reconnaître et à apprécier l’altérité » (p.107). Le masculin érigé en unique expression des missions confiées par le Christ est une première cause de dérives. Est-ce la seule ?
Le célibat coupable ?
Marie-Jo Thiel vient d’interroger longuement cet étrange impératif de célibat imposé aux prêtres catholiques romains dans son livre La grâce et la pesanteur[1]. Christine Pedotti revient sur cette contrainte qui serait, paraît-il, liée à une injonction de pureté, comme si la sexualité était indéfectiblement associée au péché, la libido fondamentalement fautive ! Le désir, le plaisir, sont toujours suspects et « le caractère relationnel de la sexualité est lui aussi, très paradoxalement, ignoré » (p.118). Une belle analyse par l’autrice de la qualité « d’eunuque pour le Royaume » suggère que c’est peut-être le goût de la domination chez les maris qui serait mis en cause dans cette manière de considérer les relations.
Christine Pedotti souligne à nouveau que l’amalgame entre crime et péché, et le fait de considérer comme un « viol » du sixième commandement tous les actes relatifs à la sexualité hors mariage, finissent par gommer les degrés entre l’horreur de la pédocriminalité et le signe de bonne santé qu’est la masturbation. Si le péché est le même, et s’il n’est question que de péché, la victime n’existe pas dans le scénario qui se joue en dehors d’elle, entre un repentant et son dieu. Le crime est gommé de l’histoire, ce qui le facilite. C’est peut-être pourquoi Benoît XVI est atterré par les abus du clergé irlandais. Il a toutes raisons de l’être car en effet « les agresseurs ont bel et bien violé des enfants – et pas seulement la sainteté du sacrement de l’ordre sacré » (p.126). Il serait urgent de réaliser que « violer » la chasteté, « ce n’est pas équivalent à violer un enfant ou à agresser une religieuse en invoquant son devoir d’obéissance » (p.127). En outre, remarque l’autrice, « si le célibat ne cause pas directement les abus et les crimes, il a pour conséquence une forme d’indifférence à autrui et il est sans doute pour beaucoup dans l’incapacité qu’ont eue les clercs à entendre et à comprendre la souffrance des victimes, à simplement compatir » (p.131).
Le concept de sacralité pris dans un écheveau de dérives
Sur un autre plan qui vient s’ajouter aux précédents, la prétention cléricale à devenir « alter Christus » fait prendre à ses membres une posture de surplomb, de domination, propice à encourager les abus de confiance, les abus de pouvoir, lesquels ouvrent tout grand la porte aux abus sexuels.
C’est pourtant trop vite oublier que tout chrétien devient « prêtre, prophète et roi » par l’onction baptismale, quoi qu’en pense et dise « une vision totalement hiérarchique qui instaure une différence radicale entre les fidèles laïcs et le clergé » (p.145). Et surtout, souvenons-nous : « C’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice » dit Jésus en Matthieu 9,13 citant le prophète Osée. Le caractère sacré d’un être « mis à part » (kléros) serait donc à réinterroger sur le fond.
On mesure la difficulté de démêler ces diverses intrications perverses au sein de la structure cléricale. La complexité de la situation a favorisé le déni. Par exemple, il est clair « qu’il n’y a pas de lien direct et évident entre le célibat et les agressions sexuelles » (p.153), mais cet état induit une vision irréaliste de la masculinité, de la sexualité, qu’entretient l’illusion d’une ordination qui servirait de « vaccin » contre les pulsions sexuelles. De même, l’entre-soi masculin n’est pas étranger au sentiment de supériorité et d’impunité qui conforte les clercs dans le crime, et l’invisibilisation de leurs méfaits est soutenue par un pouvoir sans partage au sein d’une organisation hiérarchique fondée sur le sacré.
Le bilan est donc bien sombre et n’est certainement pas imputable à une société occidentale aux mœurs relâchées ; d’autant moins que l’institution protège ses membres par de longues années d’isolement dans ses séminaires.
EXISTERAIT-IL UN TRAITEMENT ?
Au bout du compte Christine Pedotti s’interroge : « Que resterait-il au catholicisme si l’on en retranchait la question hiérarchique et sacrée du clergé, et son caractère masculin et célibataire » (p.184-185). Peut-être qu’en quittant un système perverti, nous retrouverions le plein sens du message de l’Évangile…
Mais hélas, si « beaucoup semblent croire que la tempête va passer et que l’on pourra recommencer à vivre comme avant » (p.196), rien n’est plus faux. En revanche, il faut croire en la force du génie catholique. D’ailleurs, « renoncer au pouvoir sacré des prêtres et des évêques ne signifie pas renoncer aux sacrements, ni au sens, ni à la dimension de la transcendance » (p.194) … et il serait temps de se rappeler qu’au concile Vatican II, il avait été envisagé de créer un synode permanent, un conseil autour du pape formé de fidèles du monde entier…
Pourquoi ne pas imaginer de nouvelles structures, plus universelles, plus « catholiques » donc, et oser mettre en œuvre par toutes et tous dans toute sa puissance, le verset de Matthieu 28,19 : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » !
[1] Marie-Jo Thiel, La grâce et la pesanteur. Le célibat obligatoire des prêtres en question, Paris, Desclée de Brouwer, 2024, 252p.