A propos de Marie telle que vous ne l’avez jamais vue, de Anne Soupa et Sylvaine Landrivon, Paris, Salvator, 2024
par sylvaine Landrivon pour Golias Hebdo N° 835 du 10 au 17 octobre 2024
Une mère qu’on aime « sans pourquoi »
Marie est celle « que l’on prie à genoux », celle qui « nous apprend », à laquelle on demande de l’aide pour « chercher … les pas de Dieu » ; elle est « notre secours ». Et chacun de ces mots fait vibrer en nous les notes d’un chant qui nous a accompagnés, car Marie est par excellence la figure de la consolation, de l’intercession. Elle est notre « avocate » auprès d’un Dieu qu’on nous a longtemps présenté comme un juge sévère et exigeant.
Mais si on prend quelque distance avec notre affectivité, Marie se révèle être un personnage assez difficile à cerner. Au premier abord, elle nous apparaît à la fois très humaine et puis très vite, nous nous apercevons qu’elle est complètement désincarnée, évanescente. Ce sont son humilité, sa douceur, qui sont vantées. Mais comment s’identifier à une mère toujours vierge, comment la prier sans la diviniser ? Alors, nous rassemblons nos souvenirs de catéchisme, de lectures, et elle nous apparaît débordant de titres merveilleux. Nous la découvrons fille d’Israël, mère de Dieu, épouse du Christ, sœur en humanité. Mais qui souligne son audace, sa subversion même ? Et pourtant… quel courage a-t-il dû falloir mobiliser pour accompagner les pas du Fils de Dieu ! Le Magnificat nous laisse entrevoir que Marie pourrait interpeller les croyants, hommes et femmes, autrement que sur le registre de la soumission bienveillante que privilégient les clercs, et nous mettre en chemin vers les autres, d’une autre manière que dans l’obéissance passive.
Anne Soupa et moi avons profité du temps du confinement pour nous demander sérieusement qui est cette femme, capable d’assumer tous ces rôles, tout en demeurant si proche de notre sensibilité.
Marie : un modèle d’obéissance ?
On nous enseigne depuis le deuxième siècle avec Saint-Irénée, et sans aucune interruption depuis -ou presque-, que Marie est le parfait modèle d’obéissance opposé à la désobéissance d’Ève. Que veut-on nous transmettre avec cette juxtaposition : une voie de rachat du péché originel par la soumission ? Veut-on faire de Marie une figure que les femmes devraient imiter, alors que les hommes seraient invités à suivre le Christ -ou plus sobrement Pierre-, comme si le Christ avait distribué des rôles dès le départ, en créant face à face les schémas pétrinien et marial si chers au magistère romain ? N’est-il pas un peu simpliste de mettre en vis-à-vis la docilité féminine représentant l’Église-épouse (comme si elle n’était pas composée d’hommes pour moitié), et l’autorité masculine en charge de conduire le peuple au nom du Christ (comme si Dieu n’avait choisi de se communiquer par leur voix, qu’à une partie de l’humanité).
Nous avons cherché des réponses à toutes ces questions, jusqu’à nous demander si le portrait de Marie dont nous avons hérité était conforme à ce qu’enseigne le Nouveau Testament. Et nous lui avons découvert un nouveau visage. Marie, en prophétesse et disciple audacieuse ne serait-elle pas le support d’un message beaucoup plus riche que celui que nous propose la tradition, tout en demeurant plus humain et plus accessible ? Quelle image aurions-nous alors de la mère de Jésus ?
« Dédiviniser » la mère de Dieu pour mieux l’honorer
Pour « débarbouiller » le personnage encrassé par des siècles de pommade patriarcale, il nous a fallu déconstruire les mythes et les ajouts provenant d’instrumentalisations sans doute assez peu innocentes, pour enfin redécouvrir la magnifique figure de celle qui nous offre son fils. Éclairé d’une plus juste manière, son élan de générosité et de foi en fait moins une mère/épouse toujours vierge, qu’une femme admirable que choisit le Christ pour devenir et demeurer notre frère.
Pour parvenir à ce nouveau portrait, le livre a donc dû procéder d’abord à une entreprise de déconstruction de cette figure biblique car, pour les catholiques, Marie n’est pas seulement un personnage des évangiles ; c’est un modèle enraciné dans nos psychismes par des liens plus affectifs que théologiques. Et l’institution ecclésiale a beaucoup « joué » sur ce registre pour nous offrir une image de la mère de Dieu conforme à ce qu’elle souhaitait nous voir agréer. Il est donc important de repérer que Marie est le lieu de tous les contrastes sans pour autant dériver vers tous les possibles, notamment pas celui de devenir une nouvelle « déesse-mère ». C’est une tentation plus puissance qu’on le pense. Souvenons-nous que le prophète Jérémie, en exil à Babylone, reprochait déjà aux Hébreux de vénérer Asherah, représentée par des statuettes de femme aux seins nus. Pour leur défense, les Hébreux lui rétorquaient qu’Asherah est généreuse et les protège de la famine : « “Bien que tu nous dises cela au nom de YHWH, nous ne t’écoutons pas. Nous allons faire tout ce que nous avons décidé : brûler des offrandes à la Reine du Ciel, lui verser des libations, comme nous l’avons fait dans les villes de Juda et dans les ruelles de Jérusalem – nous-mêmes, nos pères, nos rois, nos ministres ; alors nous avions du pain à satiété et nous vivions heureux sans connaître de malheur. Depuis que nous avons cessé de brûler des offrandes à la Reine du Ciel et de lui verser des libations, nous manquons de tout et nous périssons par l’épée et par la famine.”» (Jr44, 16-19).
Asherah nommée « reine du Ciel » dans l’extrait du livre de Jérémie doit attirer notre attention. Cette dénomination que le prophète dénonce est dangereuse parce qu’elle concurrence la foi au seul vrai Dieu. Et nous apercevons assez vite à quel point ce que rapporte Jérémie rejoint les élans mariolâtriques du xixe et du début du xxe siècle. Une encyclique de Pie XII publiée en 1954 porte même ce titre : Ad caeli reginam (À la reine du ciel). Ce besoin de se référer à une mère protectrice, idéalisée, est tenace. Pourtant, s’il fallait le rappeler, à la suite de Jérémie, nous croyons en un seul Dieu, unique médiateur. Le paragraphe 62 de la constitution Lumen gentium[1] nous enseigne qu’« aucune créature en effet ne peut jamais être mise sur le même pied que le Verbe incarné et rédempteur ».
Que d’histoires conjugales autour d’une femme sans corporéité !
Si Marie n’est pas une déesse, elle doit cependant, aux yeux d’un certain clergé, demeurer hors d’atteinte des affres de la chair, et particulièrement rester exempte de tout ce qui la renverrait trop « dangereusement » à sa féminité. Par conséquent, ni douleur de l’accouchement, ni de relations sexuelles, et pas de plaisir bien sûr ! Tout est gommé, pour n’en faire qu’un pur vase inconsistant recueillant le présent divin. Dans une religion de l’Incarnation qui expose l’importance de la venue du Verbe dans la chair, n’approchons-nous pas du seuil d’une forme d’hérésie ? Presque !
Malgré tout, Marie mère de Jésus nous est présentée comme épouse ; certes elle est celle de Joseph, mais d’une manière presque anecdotique qui renvoie Joseph à un rôle proche de l’inconsistance pour éviter que leur relation soit trop empreinte de conjugalité. Non, pour l’institution catholique, Marie devient « épouse » en tant que symbole de l’Église. Elle est l’épouse du Christ, dans une nuptialité évidemment désincarnée car sinon, comment éviter les relents d’inceste enchevêtrés dans une femme prétendue épouse de son propre fils ? La solution se trouve dans la focalisation sur l’image de mère toujours vierge. Qu’importe si cela nous conduit à une intenable idéalisation de LA femme qui voisine avec les mythes antiques. Pour accentuer cette figure, l’Église va « inventer » des doctrines qui assoient et valorisent la pureté de Marie. Inventer, car il faudra aller chercher des supports au-delà des Écritures et notamment puiser dans les évangiles apocryphes comme le Protévangile de Jacques, appelé aussi Nativité de Marie. Et là, nous remarquons que soudain certains apocryphes perdent leur caractère « caché » et sulfureux pour servir de justification au magistère Romain. Pas tous bien entendu ! L’évangile selon Marie, qui place une femme (la Magdaléenne) en relation égale voire supérieure à celle de Pierre vis-à-vis du Christ, ne sortira des jarres où il fut dissimulé, qu’au début du xxe siècle. Ce texte honore trop l’égalité entre les femmes et les hommes. En revanche, pour exalter la pureté de la mère de Jésus, rien de tel que l’histoire d’Anne et de Joachim dont la fille est « consacrée au Seigneur » dès sa naissance. Ce besoin de se référer à un support extérieur au Nouveau Testament s’explique aisément. Privé d’appui dans les évangiles canoniques, le magistère doit fonder sa « Tradition » sur d’autres explications, quitte à utiliser des légendes. Et pour renforcer ses vues, il lui faut créer des dogmes : celui de la virginité perpétuelle de Marie, de son immaculée conception, de son assomption. Notre livre commente le processus et ses conséquences et poursuit l’analyse de la figure de Marie.
Retour à Marie comme figure incontournable des évangiles
Cette étape critique opérée, Anne et moi avons choisi de reconstituer le personnage de Marie à partir des évangiles afin de clarifier notre regard. Nous avons d’abord observé une réelle diversité dans l’approche de la figure mariale selon les groupes croyants des débuts du christianisme : elle est Marie de Nazareth selon Marc, la mère du Messie dans l’évangile de Matthieu, la Vierge Marie selon Luc, la mère de Jésus chez Jean.
Repérons que l’évangile de Jean évite tout risque de dérives en ne présentant pas la maternité de Marie selon des critères de naissance biologique. Il ne traite pas de ce qu’il est commun d’appeler les « évangiles de l’enfance ». De ce fait, la virginité de Marie n’est pas exaltée, n’étant pas abordée. C’est dans une forme particulière de maternité qu’apparaît la relation entre Jésus et Marie, et son rôle ne sera pas du tout minoré car dans cet évangile, c’est Marie qui lance la Révélation en l’enracinant dans la première alliance. En effet, Jean va proposer pour Marie une autre forme de mise au monde de son fils, au moment des noces de Cana. La mise en scène particulière éclaire d’autres perspectives et un nouveau visage de la mère de Dieu.
Marie telle que vous ne l’avez jamais vue développe la façon dont Marie nous apparaît à travers ce chapitre 2 de l’évangile de Jean. La lecture de cet évangile sera d’autant plus édifiante qu’en traversant ce texte, nous remarquons que toute sa construction nous oriente vers une certaine stature des personnages. Au départ, Jésus s’est laissé mettre en chemin par sa mère, qui l’a propulsé dans la mise à jour de sa part divine. À l’autre bout de cet évangile, au moment de rendre la vie, Jésus prendra du recul par rapport à Marie et initiera une filiation adoptive avec le « bien aimé » selon ces mots connus : « femme, voici ton fils », « Voici ta mère ». (Jn 19,26). Le pape François l’évoque et explique ainsi que « sa maternité s’élargit dans la figure de ce nouveau fils, elle s’élargit à toute l’Église et à toute l’humanité. » En effet, par ce biais, Jésus intègre toute la communauté au cœur de cet enfantement nouveau. Nous devenons tous frères et sœurs par Marie, dont Jésus s’est éloigné en la nommant « femme ». Pourquoi une mise en lien entre le début de la révélation et ce terme ? Nous montrons que cette dénomination symbolique, qui marque une prise de distance entre notre humanité et la divinité de Jésus, n’arrive pas subitement ici. Elle nous a déjà été annoncée à Cana, par le même emploi du mot « femme » pour qualifier Marie. Jésus signale dans ces instants où se révèle sa divinité, qu’il est certes le fils humain d’une femme, mais pas seulement. D’où une visualisation de la distance. Cependant c’est bien sa mère qu’il confie au disciple bien aimé. Et ce dernier, devenant à son tour « fils » symbolique de Marie, accepte de recevoir toute la communauté messianique qui l’a précédé, et ce justement par Marie ; Marie qui apporte avec elle tout l’univers du Premier Testament.
Marie, dans l’arbre de Jessé après d’autres femmes subversives
Déjà, cette approche nous offre une figure de disciple courageuse et fidèle, qui participe à la dimension humaine de Jésus, et accueille sereinement l’expression de sa divinité. Mais cette figure de Marie n’apparaît pas comme une réelle surprise dans la généalogie de Jésus : elle est issue d’une longue lignée de femmes fortes. Remontant les branches de l’arbre de Jessé grâce à la description de Matthieu, Anne Soupa et moi mettons Marie en lien avec les femmes qui l’ont précédée dans la lignée de Joseph. À travers de rapides portraits de Tamar, Rahab, Ruth, Bethsabée, nous guidons les lectrices et lecteurs vers ces femmes qui montrent chacune une réceptivité particulière à l’intervention de l’Esprit qui les guide dans leur foi, et les pousse à accepter des choix humains invraisemblables.
Marie telle que vous ne l’avez jamais vue va souligner la proximité entre ces femmes et la mère de Jésus. En effet, Marie ne va-t-elle pas accepter de recevoir en elle le Verbe de Dieu, autrement dit de devenir enceinte sans mari ? Dans sa ville, qui la croira ? A priori, personne. Et une jeune fille dans sa situation n’a guère d’autres perspectives que la lapidation réclamée par son futur mari. Or elle dit ce « oui » qui va nous sauver tous, et renouveler l’Alliance. En rappelant cet événement, les clercs ont longuement glosé sur son « obéissance » mais qui, parmi eux, souligne la subversion, le courage inouï de ce oui de Marie ? Or, comme ses sœurs qui l’ont précédée dans la foi, Marie a accepté de se mettre en danger pour adhérer à ce que lui commande une force qui la dépasse : l’Esprit de son Dieu.
Parce qu’Anne Soupa et moi sommes fermement catholiques et féministes, nous insérons le portrait de Marie dans son environnement, y compris féminin, et nous relevons tous les signes que les rédacteurs bibliques ont placé dans l’Écriture pour faire consoner entre elles, les différentes figures de femmes qui précèdent ou accompagnent le Christ. Elles servent la compréhension de son message et ont été trop longtemps occultées, amputant son enseignement d’une très importante partie.
De Marie à la Magdaléenne, un écho que l’on tait
À titre d’illustration, le livre suggère sans la développer, l’étude du parallèle entre Marie et la Magdaléenne tel qu’il est rapporté par le quatrième évangile grâce à un procédé littéraire qui les met mutuellement en valeur. Il est assez aisé de montrer comment les situations et dialogues entre Jésus et sa mère, décrits au tout début de l’évangile lors du premier signe de Jésus à Cana, reçoivent leur fidèle parallèle au jour de la résurrection avec Marie Madeleine. Pour illustrer cette construction, nous pouvons retenir quatre éléments en miroir que je développe dans un autre livre : La Part des femmes. Relire la Bible pour repenser l’Église, paru début 2024 aux éditions de l’Atelier.
Globalement, nous repérons que dans les deux cas : nous sommes au troisième jour ; troisième jour après le baptême de Jésus à Cana ; troisième jour après la mort de Jésus pour sa rencontre avec Marie Madeleine. Et cette mention du troisième jour n’est pas rien puisqu’elle nous fait signe aussi vers les grands événements de l’histoire biblique, notamment l’annonce de l’alliance de Dieu avec son peuple au chapitre 19 du livre de l’Exode. Cette mention du troisième jour, portée ici par des femmes, nous orienterait-elle vers l’annonce de la nouvelle alliance ?
Ensuite dans les deux cas : à Cana comme au jardin, une femme constate un manque. Le manque à Cana est celui du vin, comme si la mère de Jésus sous-entendait déjà que ce n’est pas le vin de la vigne qui manque, bien qu’il soit important en lui-même comme symbole de vie et de joie, mais un autre « vin » que seul son fils, parce qu’il est Fils de Dieu, peut donner. Pour se réjouir, il faudra aux humains un vin d’un autre prix, c’est pourquoi Jésus répondra d’abord que son heure n’est pas encore venue. Le manque au tombeau est celui du corps de Jésus. Cette absence renverse toutes les certitudes humaines et oriente vers une nouvelle dimension, celle de l’eschatologie, de la fin des temps, en annonçant une forme de vie nouvelle. C’est ce qu’annonçait déjà discrètement le premier signe à Cana. Nous accédons alors au troisième élément du parallèle qui lie les deux femmes. Les deux Marie se confrontent à une interpellation directe de Jésus qui semble les mettre l’une et l’autre à distance de leur rôle personnel par l’emploi du terme « femme » pour les nommer. Le parallèle entre les deux événements se prolonge encore plus loin que dans l’apostrophe, puisque dans les deux cas, Jésus va utiliser ces voix féminines comme messagères de l’incroyable. Et nous observons aussi, qu’aucune de ces deux scènes ne se produit dans un espace particulier ou sacré : nous sommes d’abord à Cana dans un lieu de banquet, puis, au moment de la résurrection, dans un jardin. Et nous allons constater que les deux femmes s’adressent à la communauté pour révéler ce qu’elles ont découvert du lien entre le Jésus de l’histoire et le Christ de la foi, de la même manière que Moïse a fait comprendre à son peuple, la réalité et la volonté du Dieu Unique.
Ainsi, de Marie à Marie-Madeleine, il s’est réalisé une transmission du message biblique qui engage la présence éminente de deux femmes. Plus besoin de grands prêtres, plus besoin de temples. La Parole passe par des humains qui vivent de leur foi, et elle se transmet dans tous les lieux où peut se nouer une relation sincère. Tel est l’un des enseignements de cette comparaison entre les deux Marie, si nous lisons en profondeur le quatrième évangile. Nous sommes bien loin du portrait d’une jeune femme soumise qui « gardait tout dans son cœur », recluse dans l’espace domestique.
Quid de la virginité de Marie ?
Tout cela ne fait pas oublier que dans deux des quatre évangiles, il nous est dit que Marie conçoit un fils en étant vierge. Notre livre va donc consacrer une longue analyse au thème de sa virginité qui interpelle l’humanité depuis si longtemps. L’importance de l’examen de ce point dans l’ouvrage nous interdit de « divulgâcher » l’étude que nous en proposons. Nous pouvons toutefois rappeler que la question de la virginité n’est pas étrangère au Premier Testament, notamment chez les prophètes qui usent volontiers de l’expression un peu énigmatique de « vierge d’Israël ». Prise dans un sens métaphorique, elle est la qualité que Dieu demande à Israël parce qu’il l’aime et qu’il attend en retour le même amour. Dans cet esprit, demeurer vierge concerne autant les femmes que les hommes d’Israël. Mais en passant de cette forme de virginité à une virginité « biologique », celle-ci ne concerne plus que les femmes ; et Marie devient une référence exclusivement féminine sur laquelle vient se surimprimer une connotation déformée de leur corporéité, aucune ne pouvant prétendre être vierge et mère à la fois.
L’enjeu sur ce point étant complexe, des théologiens contemporains, dont Bernard Sesboüé, vont nous aider à clarifier le message que nous suggère la virginité de Marie. Ensuite, à peine sorties des complications « gynécologiques » inhérentes à ce thème, et à celui de la maternité de Marie, le personnage de cette femme d’exception exige d’être cerné dans l’effectivité de son rôle, car Marie assume pleinement la condition de disciple. C’est d’ailleurs ainsi qu’André Wénin la décrit : « Si proche de l’homme Jésus par sa maternité, Marie a dû vivre aussi le mystère pascal de son fils, pour devenir disciple dans l’Église. En tant que croyante qui reçoit l’Esprit saint, elle trace un chemin pour tout chrétien[2] ».
Marie au commencement de l’Église ?
Cette figure de Marie comme disciple ajoute d’autres couleurs aux élans doloristes transmis par les stabat mater. Si Marie est bel et bien présente durant la Passion de son fils, Jésus ne confie pas une femme éplorée à un ami pour la soutenir dans le malheur. Ce que nous disent ces versets de l’évangile de Jean dans ce qui se trame au pied de la Croix se situe bien au-delà et soude indéfectiblement l’un à l’autre les deux testaments. Marie telle que vous ne l’avez jamais vue expose la façon dont la communauté croyante tire sa source et sa force de Sion, et comment l’Écriture s’accomplit pleinement par le Christ au cœur d’une communauté croyante appelée à s’unifier. C’est à cette communauté que Jésus donne vie et remet l’Esprit en intégrant Marie dans la famille du « bien aimé ». Comme l’a exprimé Jean-Pierre Lémonon, Pour lire l’évangile selon saint Jean, c’est dans ce mouvement d’union que se constitue l’Église.
Quelle Église annonce alors Marie ? Elle nous l’a expliqué dès le tout début de l’évangile de Luc, en proclamant le Magnificat. Cette nouvelle assemblée ne sera assurément pas le refuge des nantis. Elle ne cautionnera pas la soumission et les captations de pouvoir. Pour montrer la force de cette déclaration, le livre met ce texte en synopse avec le cantique d’Anne et nous en relevons toute la puissance programmatique. On comprend dès lors, pourquoi le Magnificat a passionné les théologiens de la libération, donnant à leur interprétation un accueil très réservé à Rome jusqu’à l’arrivée du pape François.
Si chemin faisant, nous progressons dans la découverte de la nouvelle figure de Marie qui ajoute à son rôle de mère celui de disciple, nous n’avons encore rien dit de ses qualités d’envoyée, autrement dit d’apôtre. Doit-on aller jusqu’à la nommer « médiatrice » ? À ce stade le vocabulaire pèse de tout son poids dans l’interprétation. Nous savons qu’en français un médiateur n’est pas un intermédiaire ! Le médiateur procède de l’une et de l’autre des deux parties en contact, alors que l’intermédiaire n’appartient pas aux deux mais les met en lien. Alors quand Jean-Paul II, au §38 de Redemptoris Mater, dit que la « médiation de Marie repose sur sa participation à la fonction médiatrice du Christ », que veut-il nous donner à croire ? Le livre va souligner le glissement qui s’opère. Quant à sa situation de coopératrice, n’est-elle pas inscrite dans sa mission dès sa réponse à la visite de l’Ange ? Nous suivons ce « fil rouge » qui témoigne de son apostolat et parvenons ainsi à honorer Marie dans la grandeur de son action, mais sans la diviniser par des expressions qui brouillent le message au lieu de le grandir. À charge ensuite pour les disciples envoyés : Pierre, Paul, Marie la Magdaléenne, … et nous toutes et tous à leur suite, d’être ce que Claude Dagens[3] nomme des « proposants de la foi[4] », c’est-à-dire à entrer à sa suite dans une démarche de témoignage.
Marie, notre sœur : un modèle universel
Le livre n’évoque pas par elle-même l’approche de Marie suggérée par Charles de Foucauld. Elle rejoint cependant la nôtre par bien des aspects qui sont soulignés par sa prise en compte de la Visitation.
Luc nous dit que dès l’arrivée de Marie auprès de sa cousine, il se produit un fait extraordinaire : à peine Marie a-t-elle salué Elisabeth, que celle-ci sait non seulement que Marie est enceinte mais qu’elle porte le Seigneur, parce que son enfant à elle a tressailli dans son ventre. Rencontre au sommet, ou plutôt en profondeur, sans décorum ni cérémonie ; seulement deux femmes enceintes qui communient dans l’amour. Évoquant ces retrouvailles, Charles de Foucauld fait dire à Jésus : « Avant même de naître je travaille à cette œuvre, à la sanctification des hommes … et je pousse ma mère à y travailler avec moi […] ici je dis aux autres âmes, à toutes celles qui me possèdent et qui vivent près de ceux qui m’ignorent : portez-moi parmi eux […] et portez-y l’Évangile non en le prêchant de bouche mais en le prêchant d’exemple, non en l’annonçant mais en le vivant : sanctifiez le monde, apportez-moi au monde, comme Marie m’a porté à saint Jean.[5] » Il écrit ailleurs en découvrant à quoi il est lui-même appelé : « Faire ce que Jésus fait faire à Marie ! Jésus se fait porter par elle au milieu de ceux qu’il veut sanctifier et la fait rester parmi eux, en l’entourant…[6] »
L’Église n’a-t-elle pas compris toute la portée du rôle de Marie ?
À travers les lignes de Marie telle que vous ne l’avez jamais vue, notre cheminement invite toute lectrice ou lecteur à trouver dans les pas de Marie, un chemin éthique, ecclésiologique et spirituel capable de nous guider vers tous nos frères et sœurs, y compris les plus petits, les plus pauvres, en s’armant du courage qui a été le sien. « Faire ce que Jésus fait faire à Marie ! » Pour cela, il faut la suivre depuis l’Annonciation jusqu’au bout de ce que nous racontent les évangiles ; puisque nous la retrouvons dans les Actes, à la Pentecôte, encore présente et vigilante pour bâtir notre Église. En ce sens, ce n’est plus à la soumission et à l’effacement que sont convoquées les femmes à sa suite, mais à une collaboration totale et permanente à l’annonce de la Bonne Nouvelle. Et surtout, comme le montre l’exemple de Charles de Foucauld, ce ne sont pas seulement les femmes qui sont concernées, mais l’humanité tout entière. Lue sans déformations patriarcales, la Bible nous ouvre de belles pistes ; et la trop célèbre distinction entre le principe marial réservé aux femmes et le modèle pétrinien adressé aux hommes perd toute pertinence, pour autant qu’il en ait jamais eue…
[1]« Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen Gentium », 62, in Concile œcuménique Vatican II. Constitutions, décrets, déclarations, messages, Paris, Le Centurion, 1967, p. 110. Pour mémoire : les textes du concile Vatican II sont composés de 4 constitutions (Lumen gentium/Dei verbum/Sacrosanctum concilium/Gaudium et spes), de 9 décrets, et de 3 déclarations.
[2] A. Wénin, C. Focant, S. Germain, Vives femmes dans la Bible, (coll. Le livre et le rouleau, 29). Bruxelles, Lessius, 2007, p.138-139.
[3] Claude Dagens est évêque émérite d’Angoulême et membre de l’Académie Française.
[4] Voir sur ce thème la Lettre aux catholiques de France :« Proposer la foi dans la société actuelle » rédigée le 09 novembre 1996 par Mgr Cl. Dagens.
[5] Charles de Foucauld, Crier l’Évangile, Nouvelle Cité, 2004, p. 49, cité par Thierry Magnin, Petite Sœur Bernadette Colette de Jésus, Chemins de libération avec Charles de Foucauld, éditions du Carmel 2022, p.84.
[6] Charles de Foucauld, La bonté de Dieu, Nouvelle Cité, 1996, p. 212, cité par Thierry Magnin, op. cit., p.84
