« Hors de l’Église, point de salut »
Si la voie du salut –même difficile à suivre- est bien tracée pour les chrétiens, qu’en est-il du salut des non chrétiens ? Pire peut-être : qu’en est-il du salut des chrétiens non catholiques, selon les critères de l’Église de Rome ?
Où l’on finira par admettre –ouf !!! – que la formule a été, tendancieusement ou non, mal interprétée, et que le Christ est vraiment venu pour le salut de tous.
La position de l’Église catholique a varié sur ce sujet, mais la formule de saint Cyprien (IIIè siècle) résonne encore dans toutes les têtes : « hors de l’Église, point de salut ».
Il faut dire aussitôt que cette phrase a été sortie de son contexte qui ne se préoccupait pas du salut de l’humanité mais de celui des schismatiques auxquels l’évêque de Carthage était confronté.
Cyprien la prononce dans l’environnement d’une église encore minoritaire où plusieurs formes d’hérésies tentent les chrétiens. Loin de s’adresser à des individus qui ne connaissent pas le Christ, il admoneste donc spécifiquement ceux qui sont attirés hors de l’assemblée chrétienne pour rejoindre des sectes. L’heure est donc à la menace.
A partir de la conversion de l’empereur Constantin (IVè siècle), l’Église perd son statut de minorité et le monde occidental (Europe et pourtour méditerranéen) part du principe que l’Évangile a été annoncé à tous les humains. Ceux qui ne se sont pas convertis au Christ deviennent donc suspects d’avoir refusé la foi délibérément.
La doctrine sera prise à la lettre par st Augustin qui, ouvert au salut des hommes ayant vécu avant la venue du Christ, se montre intraitable quand il évoque le salut des païens et des juifs.
Accentuant l’intransigeance jusqu’à défier toute notion d’amour du prochain –loi centrale des deux Testaments – le Concile de Florence (en 1442) va l’absolutiser.
Il faut oser lire aujourd’hui sans frémir, les mots de ce concile du XVè siècle : « La très sainte Église romaine croit fermement, confesse et prêche qu’aucun de ceux qui se trouvent en dehors de l’Église catholique, non seulement païens, mais juifs ou hérétiques et schismatiques, ne peuvent devenir participants de la vie éternelle, mais iront « dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et ses anges » (Mt 25, 41) à moins qu’avant la fin de leur vie ils ne lui aient été agrégés. » Bulle Cantate Domino DzH 1351
Ce qui se voulait au départ un avertissement destiné aux chrétiens est dès lors utilisé pour condamner au pire qu’il puisse arriver : le refus du salut éternel.
En outre, à partir de la découverte de l’Amérique, la question du salut de ceux qui n’ont pas entendu parler de l’Évangile se repose avec acuité. Le comportement des colons envers les indigènes, préférant douter de l’existence de l’âme des Indiens plutôt que de se priver d’esclaves (voir la controverse da Valladolid), rend l’usage de l’expression de Cyprien de Carthage encore plus sujette à caution. Mais en même temps, si ces nouvelles peuplades avaient une âme, il fallait admettre que pour eux, qui n’avaient pas eu connaissance de l’existence de Jésus, on ne pouvait parler d’un refus formel de l’Évangile et de l’Église. Tous les humains « hors de l’Église » pouvaient donc être considérés comme étant « dans l’erreur » par la force des choses (origine, culture, histoire) et non par leur faute. Le Magistère romain admit qu’une « ouverture » pouvait être envisagée dans certaines situations. Mais il resta très discret sur ces exceptions et surtout ne lutta pas contre une affirmation si bien installée dans les esprits.
Il faudra attendre le concile Vatican II pour que l’Église catholique se réinterroge sur ce « dogme » si peu compatible avec l’enseignement du Christ.
Plusieurs constitutions[1] de ce Concile vont aborder la question du salut des humains qui n’ont pas « adhéré » à la foi en Jésus-Christ selon les prescriptions de l’Église catholique romaine.
Dans son §16, Lumen Gentium précise que ceux qui n’ont pas reçu l’Évangile sont « de diverses manières ordonnés au peuple de Dieu ». Et dit aussi que : « La divine Providence ne refuse pas les secours nécessaires pour le salut à ceux qui, sans faute de leur part, ne sont pas encore parvenus à une connaissance explicite de Dieu, mais cherchent, non sans le secours de la grâce, à mener une vie droite ».
Une autre constitution : Gaudium et spes est encore plus précise et admet que le salut est offert à tous, d’une manière que Dieu seul connaît. Exeunt les jugements humains sur les intentions divines.
D’ailleurs, Karl Rahner a expliqué qu’il existe en chaque humain un désir d’Absolu, et que là se loge l’offre que Dieu fait de lui-même à chacun. C’est Lui qui se communique en premier, laissant l’humain libre de l’accueillir ou de le rejeter. Et dans son Traité fondamental de la foi, le théologien montre que celui qui vit et met en pratique les commandements d’amour, même s’il ne le sait pas, dit « oui » au Christ. (p.257-258). Il les a nommés « chrétiens anonymes » (expression qui a suscité des critiques aussi bien du côté des catholiques que des non catholiques).
Ainsi Vatican II a bien précisé que tout humain peut obtenir le salut en obéissant à la voix de sa conscience, et en faisant le bien, (Lumen Gentium 17), poussé par une grâce dont il ignore peut-être la puissance.
Encore plus près de nous, le Cardinal G. Danneels écrit, dans Franc-parler. Six entretiens réunis par Peter Schmidt, DDB, 2002, p. 366, que « Pendant longtemps, nous-mêmes avons cru que, pour être sauvé, chacun devait d’abord entrer dans l’Église visible. C’était l’interprétation courante de extra ecclesiam nulla salus. Je pense qu’il n’est plus possible de soutenir cela tel quel aujourd’hui ».
Désormais, toute l’humanité est affirmée comme « ordonnée au Peuple de Dieu ». Sont concernés par le salut annoncé, tous ceux « qui cherchent Dieu d’un cœur sincère », même ceux qui n’ont pu parvenir à sa connaissance explicite. Plus encore, il est dit formellement que tous « peuvent obtenir, eux aussi, le salut éternel ».
L’invitation universelle se résume donc à celle de se soucier et de prendre soin de son prochain dans des actes de solidarité et d’accueil de l’autre. Nous retrouvons enfin les préconisations évangéliques.
Dans L’Évangile et la Tradition[2], Bernard Sesboüé est revenu sur ce terrible adage et rappelle qu’il n’est –évidemment- pas tiré de l’Écriture. Il peut donc se poser à juste titre la question de son lien à l’Évangile et de la continuité ou de la rupture dans son enseignement au cours des siècles.
L’auteur semble cependant surpris de l’interprétation qu’en donnent les Lumières qui en font le symbole de l’intolérance religieuse. Or, partant de cette sentence d’exclusion, comment Jean-Jacques Rousseau aurait-il pu écrire autre chose que ces propos mis dans la bouche du vicaire savoyard dans l’Émile : « A Dieu ne plaise que jamais je leur prêche le dogme cruel de l’intolérance : que jamais je les porte à détester leur prochain, à dire à d’autres hommes : vous êtes damnés[3] ». C’est bien d’intolérance absolue dont il est question dans l’esprit des clercs des XVIIIè, XIXè et XXè siècles, particulièrement en France. Et aujourd’hui, le retour à un repli identitaire cléricaliste pourrait faire craindre une remontée de pareille intolérance. Notons alors que le pape François se montre sévère, dans Le nom de Dieu est Miséricorde, vis-à-vis des clercs trop prompts à juger. A propos de ces « docteurs de la Loi », il rappelle qu’il y a souvent derrière leur adhésion formelle au texte, une hypocrisie que Jésus dénonce. « Il les appelle « sépulcres blanchis », fidèles à l’observance de la loi seulement à l’extérieur, mais à l’intérieur… hypocrites[4] ». Il nous renvoie au chapitre 23 de L’évangile selon saint Matthieu pour nous faire comprendre ce que devrait et ne devrait jamais être l’Église. N’oublions jamais que l’amour du prochain demeure la véritable leçon de l’Évangile, quand nous nous exprimons en Son nom.
Pour revenir à B. Sesboüé, il admet que c’est seulement avec Henri de Lubac que la formule est enfin retournée dans un sens positif. Pour le père de Lubac, bien la comprendre n’équivaut pas à s’interroger sur les conditions du salut de telle ou telle personne qui se situe en dehors de l’Église, mais à se demander si les chrétiens coopèrent suffisamment au salut du monde offert par le Christ.. L’adage devient alors une question : « comment opérer le salut de tous par l’Église ? » H. de Lubac l’évoque dans son livre Catholicisme considérant que, bien que n’étant pas « placés dans les conditions normales du salut », les non catholiques pourront néanmoins l’obtenir. « Ils pourront être sauvés parce qu’ils font partie intégrante de l’humanité qui sera sauvée ». On est en 1938 ; le père de Lubac est un pionnier qui sera d’abord très mal considéré par les instances hiérarchiques de son Église.
Comme nous l’avons vu à travers quelques lignes de textes majeurs du Concile Vatican II, les grandes orientations de Vatican II confirment largement le tournant accompli par H. de Lubac. Et B. Sesboüé veut croire, optimiste, que si l’expression « a connu un temps de dérive universalisante, elle s’est corrigée quant à son sens pour revenir finalement à la visée qui fut celle de son inventeur ».
Nous sommes, dans l’histoire de cet adage transformé en dogme, puis réinterprété dans un sens impliquant la mobilisation des catholiques au sein l’Église pour le salut du monde, face à un paradoxe qui veut que l’Évangile soit à la fois totalement donné et révélé par l’événement Jésus-Christ et, en même temps, toujours à découvrir et à approfondir au fil d’époques qui l’interrogent à nouveaux frais, du fait du cheminement de l’humanité.
On peut toutefois déplorer que la Bonne Nouvelle soit quelquefois instrumentalisée par l’institution ecclésiale pour servir des intérêts tout humains, parfois même les siens…
Mais heureusement, B. Sesboüé rappelle, dans un autre ouvrage, à propos du salut que : « nul homme n’est exclu de sa visée ». Et il se demande : « Que dirait-on de l’annonce d’un salut qui ne vaudrait que pour la petite troupe des élus bien comptés et abandonnerait tranquillement les autres aux ténèbres extérieures ? Faisons, en effet, la contre-épreuve : si je dialogue avec le croyant d’une autre religion, il m’importe souverainement de savoir comment il conçoit la possibilité de mon propre salut. C’est même dans la mesure où son récit religieux tient compte de ma situation qu’un dialogue sera possible[5] ». Il n’était pas inutile de le souligner.
Et nous pouvons peut-être conclure la réflexion de l’auteur de L’Évangile et la tradition, avec ces mots encourageants de Gaudium et Spes N° 22.8 :
« Et cela ne vaut pas seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté, dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce. En effet, puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation dernière de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal. »
Dieu redevient enfin le seul juge du salut des humains !
[1] Les textes du concile Vatican II sont composés de 4 constitutions (Lumen gentium/Dei verbum /Sacrosanctum concilium/ Gaudium et spes), de 9 décrets, et de 3 déclarations.
[2] Bernard Sesboüé, L’Évangile et la Tradition, Paris, Bayard, 2008, 238p.
[3] Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Livre IV, Profession de foi du vicaire savoyard, Paris, Seuil, 1971, p.213-214.
[4] Pape François, Le nom de Dieu est miséricorde, Conversation avec Andrea Tornielli, trad. De l’italien par Marguerite Pozzoli. Suivi de Misericordiae Vultus, Bulle d’indiction du jubilé extraordinaire de la Miséricorde, Robert Laffont / Presses de la renaissance, 2016, 168p., p.89.
[5]Bernard Sesboüé, Jésus-Christ l’unique médiateur, 2. Les Récits du salut, Paris, Ed. Desclée, 1991, p. 357-358
Il me semble qu’il faut cesser de se contorsionner pour “interpréter” cette formule. Si elle a une part de vérité, il me semble préférable, dans l’esprit du discours d’ouverture de Vatican 2 par Jean XXIII, de l’exprimer avec d’autres mots. Par exemple, comme dit Maurice Bellet, on ne va pas à Dieu tout seul…
A propos, se rappeler que, soi-disant pour traduire fidèlement le texte latin d’origine, “Rome” (c’est qui “Rome”?) a refusé que l’on parle dans la liturgie du Christ “mort pour tous”, en proposant “pour beaucoup”. heureusement en France, on dit “mort pour la multitude”… Quel est le sens de tout cela? Et qui a vraiment autorité à imposer cela à des Eglises dirigées par les “successeurs des apôtres” (mais ils ne faudrait pas non plus que ses derniers, comme on dit familièrement, “s’y croient…)
Bonjour et merci de ce commentaire. Je vous propose un prolongement à notre échange dans la rubrique “Conversation” de ce site, que j’intitule “Pour qui est mort le Christ ?” Bien cordialement, sylvaine