Une amie demande : « Jésus a-t-il envoyé les disciples masculins évangéliser aussi clairement qu’il l’a fait pour Marie de Magdala en Jean 20,17 ? »
La question mérite une réponse nuancée car si Jésus a envoyé des hommes en mission, il a également chargé des femmes de porter la Bonne Nouvelle et elles s’y sont prises différemment. Nous allons découvrir qu’elles ne restent pas dans l’incompréhension de la mission et qu’elles ne sont pas traversées par le doute.
Nous lisons, en effet, à la fin de L’évangile de Jean, que Jésus, voyant Marie de Magdala près du tombeau, la console, lui rappelle leur relation privilégiée en lui demandant de ne pas chercher à le retenir dans ce monde, et lui confie le plus précieux des messages. Il l’invite à aller dire aux disciples, donc au Monde, qu’il est vraiment ressuscité comme il l’avait promis et qu’il « monte vers son Père qui est [notre] Père », pour préparer une place à chacun.e de nous.
Partant de là, pourrait-on dire qu’il n’avait pas encore envoyé d’autres disciples annoncer la Bonne Nouvelle ? NON. Non, mais… Tout son entourage n’a pas toujours réagi de la même façon à ce qu’annonçait et enseignait Jésus. Et les compagnes et compagnons de Jésus n’ont pas reçu de manière égale le sens de la mission qui leur était confiée.
Quelques références d’envoi en mission de compagnons masculins :
Mt 10,5 : « Ces douze, Jésus les envoya en mission avec les prescriptions suivantes… » (Le chapitre 10 tout entier montre la difficulté à laquelle tout disciple sera confronté)
Mc 6,7 : « Il appelle à lui les Douze et il se mit à les envoyer en mission deux à deux, en leur donnant pouvoir sur les esprits impurs »
Mc 13,10-11 : « Il faut d’abord que l’Évangile soit proclamé à toutes les nations. “Et quand on vous emmènera pour vous livrer, ne vous préoccupez pas de ce que vous direz, mais dites ce qui vous sera donné sur le moment : car ce n’est pas vous qui parlerez, mais l’Esprit saint. »
Lc 10,1 : « Après cela, le Seigneur désigna 72 autres et les envoya deux par deux en avant de lui dans toute ville et tout endroit où lui-même devait aller. »
Lc 21,12-13 : « on portera les mains sur vous, on vous persécutera, on vous livrera aux synagogues et aux prisons, on vous traduira devant des rois et des gouverneurs à cause de mon Nom, et cela aboutira pour vous au témoignage. »
Jn 21,14-17 : « Pais mes brebis.” », dit Jésus ressuscité à Simon-Pierre. Ce passage souvent mal interprété, parce que mal traduit, méritera une explication ultérieure car la gradation dans le choix des verbes grecs employés par Jésus demandant à Pierre s’il l’aime, montre que la relation de Pierre à Jésus est d’un autre ordre que celle de Jésus au disciple bien-aimé ou à Marie de Magdala. Nous y reviendrons.
Ce que les quatre évangiles laissent apparaître c’est que les disciples masculins sont envoyés annoncer la nouvelle de la venue d’un Sauveur mais ils semblent peiner à comprendre les propos de Jésus.
- Mc 9, 31-32 « Car il instruisait ses disciples et il leur disait : “Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes et ils le tueront, et quand il aura été tué, après trois jours il ressuscitera.” Mais ils ne comprenaient pas cette parole et ils craignaient de l’interroger. »
- Ainsi, Jacques et Jean souhaitent une place privilégiée dans le Royaume, Pierre ne veut pas entendre que Jésus va vers sa mort… Judas le trahit, Pierre le renie et aucun des compagnons masculins (à part le disciple Jean, « celui que Jésus aimait ») n’a assez de foi en lui pour accompagner Jésus jusqu’au calvaire.
- Ensuite, à la mort de Jésus, leur doute est tel qu’ils sont dans le désespoir et seules les femmes sont présentes : à la croix, au tombeau…
Serait-ce à dire que les femmes proches de Jésus ont perçu différemment ses propos et sont plus immédiatement aptes à entrer dans l’espérance ?
Nous avons d’abord le OUI de Marie, qui ouvre la voie au Salut. Au péril de sa vie (elle risque la lapidation), Marie accueille le Verbe de Dieu et l’offre à sa destinée humaine. Quel plus beau moyen d’être « envoyée » ?
Par ailleurs, de nombreux passages attestent du rôle de transmission porté par les femmes notamment dans L’évangile de Jean.
A Cana, la mère de Jésus intervient et se place comme première disciple de son Fils. C’est elle qui est à l’initiative du « signe » qui va révéler sa puissance aux humains et c’est encore elle qui intervient pour inciter les serviteurs à faire ce que Jésus leur dira. Elle dévoile ainsi qu’elle connaît la nature de Jésus et le sens de sa venue sur terre.
A partir de l’échange avec la Samaritaine au bord du puits (en Jean 4), nous avons encore un superbe exemple de diffusion de l’Évangile.
Jésus s’est déjà révélé à quelques membres de son peuple mais peu comprennent qui Il est. La foi de ceux qui l’entourent ne le satisfait pas car elle semble surtout l’aboutissement d’une attente erronée. Or, hors de son pays, la Samaritaine, saura le dissocier des prophètes.
Parce qu’elle a reconnu en Lui son Seigneur et Christ, la Samaritaine a pu témoigner auprès de son peuple et c’est sa parole qui va faire partager cette expérience à ses frères : « Beaucoup de Samaritains crurent en lui à cause de la parole de cette femme » (Jn 4,39). Cette réussite dans l’envoi en mission est confirmée par l’image de la moisson qui fait référence aux Samaritains convertis par la « semence » jetée par une femme. L’agrément d’une femme en mission pourrait surprendre mais l’emploi du verbe « envoyer » au verset 38 ne permet pas ce doute : là où les disciples ne sont pas allés, une femme a fait connaître la parole de Dieu.
Marthe de Béthanie est bien souvent négligée alors qu’elle offre peut-être le plus beau témoignage de foi de tous les évangiles et se montre un appui solide sur lequel Jésus sait pouvoir compter. Marthe incite non seulement Jésus à effectuer un saut qualitatif dans son parcours : il sait qu’en accédant à la demande des deux sœurs, il engage sa vie, mais de plus, cette demande va servir de support à une révélation christologique sans équivalent. Dès que Jésus apprend la mort de son ami Lazare, il se rend à Béthanie et Marthe lui fait part de sa souffrance en même temps que de la confiance qu’elle met en son pouvoir thaumaturgique. Mais elle dépasse très vite ce stade pour accéder à une véritable déclaration de foi : « maintenant encore, je sais que tout ce que tu demanderas à Dieu, Dieu te le donnera ». Il s’agit d’une confession de foi qui situe Jésus dans sa relation au Père.
Marthe a quitté une perspective tournée vers la mort pour placer sa confiance en Jésus. Il va alors l’interroger : « crois-tu cela ? » Il ne lui demande pas de comprendre mais de « croire ». Et sa réponse est éloquente en ce qu’elle confesse sa foi en celui qui donne la vie : « je crois que TU es le Christ, le Fils de Dieu… », posant ainsi toutes les bases de la christologie et faisant d’elle une disciple d’une acuité que ne possèdent pas les Douze. Seule Marie de Magdala, lors de la rencontre au jardin après la résurrection sera capable d’une égale clairvoyance.
En outre, nous connaissons tous les comparaisons faites entre Marie la contemplative et Marthe, la réactive. Maître Eckhart[1] donne une interprétation différente de celle habituellement transmise. Selon lui, suivre le Christ, c’est agir dans le monde et non demeurer contemplatif. Éric Mangin l’expose dans Maître Eckhart et la profondeur de l’intime, citant un passage des Entretiens spirituels : « Je l’ai déjà dit bien des fois : si quelqu’un était dans un ravissement comme saint Paul et savait qu’un malade attend qu’il lui porte un peu de soupe, je tiendrais pour bien préférable que, par amour, tu sortes de ton ravissement et serves le nécessiteux dans un plus grand amour.[2] » Par l’option de l’action, Marthe choisit d’entretenir le lien entre amour de Dieu et amour du prochain. Cette manière d’envisager la pratique d’un service tourné vers les autres comme outil de progression spirituelle illustre la manière dont les femmes s’impliquent aujourd’hui en Église et vient peut-être orienter différemment les regards. C’est ainsi que cette confrontation entre les figures de Marthe et de Marie fait revenir Élisabeth Parmentier et Sabine Schober avec humour sur ce questionnement entre service et dévotion : « Femmes boniches ou femmes potiches, est-ce l’alternative ? [3]» La tradition a largement instrumentalisé ces deux figures invitant les femmes à choisir la soumission et le silence plutôt que de prendre initiatives et responsabilités. D’autant que si l’on s’interroge sur le sens de « Marthe servait » comme on le lit au chapitre 12, il n’est pas si certain que la tâche de Marthe se résume à la part domestique. Peut-être faut-il voir là avec Élisabeth Schussler Fiorenza, et d’autres théologiens désormais à sa suite[4], un service au sens plein du terme diakonei, qui contient également toute la dimension de la proclamation chrétienne d’un ministère, comme on la trouve en Actes 6. On est alors davantage en phase avec ce que rapporte l’entretien de Marthe avec Jésus dans toute la force de sa profession de foi.
Nous pourrions encore évoquer sa sœur, Marie de Béthanie, dans ces femmes qui ont compris le message de l’Évangile et l’ont attesté. Elle qui a su anticiper la Passion de Jésus quand Pierre et ses compagnons étaient incapables de saisir la suite de l’histoire. Elle qui a compris surtout que Jésus ne revendiquait pas un pouvoir humain, mais infiniment davantage.
Quant à Marie de Magdala… nous ne souhaitons pas alourdir ce site par trop de références à son action. Voir d’autres articles dans d’autres onglets.
Ainsi à la question posée : Jésus a-t-il envoyé les disciples masculins évangéliser aussi clairement qu’il l’a fait pour Marie de Magdala ? La réponse est « oui ». Jésus a envoyé ses disciples masculins évangéliser. Pierre, André, Paul et tous les autres ont fini par traverser leurs dénégations, leurs doutes, leurs peurs, et ont donné leur vie pour que soit portée la joie de l’Évangile jusqu’aux confins du monde. Mais les Écritures nous montrent aussi, si on prend le temps de les lire sans céder aux raccourcis androcentriques, que les femmes qui entouraient Jésus ont accueilli également cette mission et l’ont remplie sans avoir à franchir toutes ces barrières tellement humaines.
Pour aller plus loin : voir Sylvaine Landrivon, Les femmes dans l’évangile de Jean, livre numérique édité dans la collection « Découvrir autrement » chez Bayard, 2019.
[1] Maître Eckhart est un frère Dominicain (1260-1328). Très grand théologien, d’une haute spiritualité à l’origine de la mystique rhénane.
[2] Maître Eckhart, Entretiens spirituels, 10, p. 55, cité in Éric Mangin, Maître Eckhart ou la profondeur de l’intime, Paris, Éditions du Seuil, 2012, p.131-132.
[3] Élisabeth Parmentier et Sabine Schober « Marthes débordées et Maries silencieuses ? » in, Élisabeth Parmentier, Pierrette Daviau et Lauriane Savoy (dir.), Une bible des femmes. Vingt théologiennes relisent des textes controversés, Genève, Labor et fides ; 2018, p. 75-93, p. 77.
[4] Dans ce sens, la traduction de la Bible Segond a été révisée en 2007 et ne traduit plus Lc10,40 par Marthe était « occupée aux soins domestiques » mais par « affairée aux nombreuses tâches du service. »