LA RÉFLEXION THÉOLOGIQUE : un ancrage nécessaire à la foi
Est-il suffisant d’affirmer notre foi en la Révélation ?
Nous sentons parfois que la foi elle-même appelle à davantage d’ancrage dans la raison. Qu’il nous faut vérifier et reformuler le contenu de notre foi.
La démarche se fait alors théologique et elle doit reposer sur 4 fondements que l’on nomme « le carré théologique » :
*Un socle anthropologique : Dieu s’est incarné, pointe le lien indéfectible entre le Créateur et les créatures humaines créées à son image.
*Le deuxième côté de ce « carré » est la Révélation.
*Le troisième est l’Écriture ; que le Cardinal Walter Kasper considère comme un témoin privilégié, définitif et indépassable[1].
*Le quatrième fondement de ce carré théologique est l’histoire ; tout ensemble celle dans laquelle le Verbe se fait chair et que le témoignage a conduit jusqu’à nous, et celle d’aujourd’hui, car le discours théologique ne peut pas s’enfermer sur lui-même en ignorant la réalité du monde.
Mais dans notre questionnement, tout part bien sûr de l’annonce de la Bonne Nouvelle, autrement dit de l’Évangile.
Quel est le but du témoignage des apôtres ?
Tout d’abord il s’agit du témoignage d’un événement. Les premières prédications nous disent que Jésus a existé (annonce missionnaire) et qu’il est ressuscité. Il est Christ et Seigneur (catéchèse et liturgie : Ac 2,36)
Nous comprenons donc que la foi est toujours une parole crue et transmise.
En quoi le témoignage apostolique est-il universel ?
Il ne s’agit pas d’un message ésotérique ; il n’est pas réservé aux juifs qui écoutent Jésus. Le témoignage veut faire vivre tous les hommes de la même foi que celle des apôtres.
Message universel à articuler avec un singulier (Je crois parce que je veux croire. Je suis appelé(e), aimé(e) mais libre.
A partir de ce fondement, nous pouvons repérer la circularité entre le « credo ut intelligam » (je crois pour comprendre) cher à st Augustin et l’« intelligo ut credam » (je comprends pour croire).
En lisant Luc 24, 13-35[2], nous repérons la progressivité dans la reconnaissance de Jésus par les compagnons d’Emmaüs ; reconnaissance qui ne semble pas s’imposer d’elle-même et qui va s’opérer par un double déplacement d’aller et retour. Pour cela il faut bien repérer le renversement des postures « ignorants/enseignants » et l’accompagnement de Jésus dans « l’ouverture des yeux »
Mais que signifie le verset 25 : « cœurs sans intelligence, lents à croire » ? Il montre que pour Jésus, l’homme croyant est celui qui a une foi réfléchie et intériorisée dans une circularité nécessaire entre le cœur et la raison.
Par conséquent, réfléchir sur notre foi ressemble à l’expérience des disciples d’Emmaüs : il faut prendre un peu de distance, s’éloigner un peu du terrain pastoral, le lieu habituel où s’exprime notre foi :, famille, amis,.., pour percevoir la portée de ce qui est vécu. Cette prise de distance doit permettre une interpellation de la foi et de l’intelligence.
Nous constatons à partir de là que notre engagement de foi ne peut pas se résumer à une série d’affirmations, mais qu’il doit se fonder sur une interrogation de la foi reçue jusqu’à provoquer une distance par rapport à une certaine évidence.
Le texte de Luc conduit ainsi à percevoir que la réflexion théologique a quelque chose à voir à la fois avec la raison et avec l’expérience personnelle.
Mais dans la mesure où elle est vivante, elle ne peut rester figée sur la compréhension des Ecritures et la réception de la Tradition. Elle doit s’ouvrir sans cesse sur tout ce qui l’entoure car comme l’écrivait Joseph Moingt ce grand théologien qui vient de nous quitter : « Elle annonce la parole de Dieu sous la forme d’une structure d’alliance entre Dieu et l’humanité, d’une histoire et d’un événement de salut (…) d’une promesse et d’un appel[3] ».
Voici donc reformulée l’idée selon laquelle, vouloir fonder sa foi en raison nous pousse dans une activité incessante de recherche. Nous sommes donc sans cesse invités à un déplacement, à un cheminement qui transforme et ouvre les yeux de la foi pour la rendre intelligible (cf le « reproche » de Jésus en Lc 24,25).
Nous retrouvons la nécessité d’une circularité de la foi et de l’intelligence
Déjà Augustin dans son sermon 43,7[4] mettait en lien foi et intelligence. (et aussi dans son étude sur l’évangile de Jean[5]) : « Credo ut intelligam » : je crois afin de comprendre.
Il se réfère pour cela à Isaïe 7,9 : « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. »
Comme il l’explique aussi dans sa lettre 120[6], la démarche de l’intelligence procède du dynamisme même de la foi : « celui qui comprend déjà par une raison véritable ce qu’il croyait seulement est assurément à préférer à celui qui désire encore comprendre ce qu’il croit (…) mais s’il estime qu’il faut seulement croire ce qui est à comprendre, il ignore tout à fait à quoi sert la foi. »
Puis c’est Anselme de Cantorbéry qui repose cette question au XIe siècle avec l’expression « fides quaerens intellectum » : la foi cherchant l’intelligence.
A l’époque contemporaine, avec Fides et ratio, Jean-Paul II (en 1998) revient sur cette nécessaire circularité entre foi et intelligence[7].
Cette circularité nourrit la foi et lui permet de se développer. Et ce dialogue est d’autant plus important « qu’une foi qui rejette la raison ou la méprise risque de dégénérer en superstition ou en fanatisme.[8] »
Par conséquent, « Credo ut intelligam » ne va pas sans « intelligo ut credam ».
Il ne peut donc exister aucune compétitivité entre la raison et la foi : l’une s’intègre à l’autre, et chacune a son propre champ d’action.
Mais c’est bien l’acte de foi, en réponse à la Parole de Dieu qui ouvre l’intelligence du croyant.
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[1] Walter Kasper, Dogme et évangile, Paris, Casterman, 1967, pp. 102-106.
[2] « Et voici que, ce même jour, deux d’entre eux faisaient route vers un village du nom d’Emmaüs, distant de Jérusalem de 60 stades, et ils conversaient entre eux de tout ce qui était arrivé. Et il advint, comme ils conversaient et discutaient ensemble, que Jésus en personne s’approcha, et il faisait route avec eux ; mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Il Leur dit : “Quels sont donc ces propos que vous échangez en marchant ?” Et ils s’arrêtèrent, le visage sombre. Prenant la parole, l’un d’eux, nommé Cléophas, lui dit : “Tu es bien le seul habitant de Jérusalem à ignorer ce qui y est arrivé ces jours-ci” – “Quoi donc ?” Leur dit-il. Ils lui dirent : “Ce qui concerne Jésus le Nazarénien, qui s’est montré un prophète puissant en œuvres et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple comment nos grands prêtres et nos chefs l’ont livré pour être condamné à mort et l’ont crucifié. Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël ; mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que ces choses sont arrivées ! Quelques femmes qui sont des nôtres nous ont, il est vrai, stupéfiés. S’étant rendues de grand matin au tombeau et n’ayant pas trouvé son corps, elles sont revenues nous dire qu’elles ont même eu la vision d’anges qui le disent vivant. Quelques-uns des nôtres sont allés au tombeau et ont trouvé les choses tout comme les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu !” Alors il leur dit : “O cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu’ont annoncé les Prophètes ! Ne fallait-il pas que le Christ endurât ces souffrances pour entrer dans sa gloire ?”Et, commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Ecritures ce qui le concernait. Quand ils furent près du village où ils se rendaient, il fit semblant d’aller plus loin. Mais ils le pressèrent en disant : “Reste avec nous, car le soir tombe et le jour déjà touche à son terme.” Il entra donc pour rester avec eux. Et il advint, comme il était à table avec eux, qu’il prit le pain, dit la bénédiction, puis le rompit et le leur donna. Leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent… mais il avait disparu de devant eux. Et ils se dirent l’un à l’autre : “Notre cœur n’était-il pas tout brûlant au-dedans de nous, quand il nous parlait en chemin, quand il nous expliquait les Écritures ?” A cette heure même, ils partirent et s’en retournèrent à Jérusalem. Ils trouvèrent réunis les Onze et leurs compagnons, qui dirent : “C’est bien vrai ! le Seigneur est ressuscité et il est apparu à Simon !”Et eux de raconter ce qui s’était passé en chemin, et comment ils l’avaient reconnu à la fraction du pain. »
[3] Joseph MOINGT, « Un avenir pour la théologie », in RSR 75-4, 1987, p. 611-612.
[4] AUGUSTIN, Sermo 43,7 in Corpus Christianorum Series Latina (CCSL) 41, p. 511.
[5] AUGUSTIN, In Joannis evang. XXIX,6 in Corpus Christianorum Series Latina (CCSL) 36, p. 287 ; Homélie 29 sur l’évangile de Jean, XII-XXXIII, (B A 72), Paris, 1977, pp. 606-607..
[6] AUGUSTIN, lettre 120, Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum [CSEL] 34,2, p. 704.
[7] Les premiers mots sont : « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité.»
[8] Commission théologique internationale, « La théologie aujourd’hui : perspectives, principes et critères », in DC 5 et 19 août 2012, N° 2494, p. 698.