En finir avec la vision « balthasarienne » de la différence entre hommes et femmes

Article de Sylvaine Landrivon paru dans le N° 816 de Golias hebdo du 09 mai 2024

Dans un ouvrage intitulé Le Complexe anti-romain. Essai sur les structures ecclésiales[1], le théologien suisse H. U. von Balthasar a conceptualisé une certaine manière de répartir les rôles au sein de l’Église catholique. Il a élaboré les bases d’un « principe marial-pétrinien » qui a ravi les quatre derniers papes, et pour cause ! Aux hommes, la justification de l’autorité et du pouvoir de Pierre ; aux femmes : celle de l’obéissance, de la disponibilité et de la soumission imputées à Marie ; les femmes étant selon lui, « essentiellement réponse ». Bien entendu, le grand théologien que fut Balthasar n’a pas commis une telle caricature, mais nous allons voir que Paul VI a instrumentalisé sa pensée dans son exhortation apostolique Marialis cultus, Jean-Paul II dans son encyclique Mulieris dignitatem ; quant à Benoît XVI, -qui n’est alors que le Cardinal Joseph Ratzinger-, il commente un pan de cette vision dichotomique dans son oraison funèbre de Balthasar : « Il était conscient de la signification de l’être féminin dans l’Église, du grand signe de la virginité et de la maternité. Il a appris de Marie l’humilité de l’obéissance, mais aussi la responsabilité de l’agir dans l’incarnation de l’amour en acte. » C’est dire à quel point le magistère s’est accaparé cette option théologique d’une spécificité sexuée des rôles, et l’a appuyée sur une lecture androcentrée de l’Évangile au profit de son pouvoir.

Comment s’est structurée cette partition de l’assemblée ecclésiale, et qu’en est-il désormais de ce regard ?

Une interprétation délibérément patriarcale de la bible s’est verrouillée sur trois versets qui font dire à Jésus : « Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des Cieux : quoi que tu lies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour lié, et quoi que tu délies sur la terre, ce sera tenu dans les cieux pour délié. » (Mt 16, 18-19). Qu’ailleurs dans les évangiles, Pierre soit celui qui doute, qui renie, et ne comprend pas toujours très bien les paroles du Christ, ne le rend que plus humain sans entacher la suprématie que lui accordent les clercs. Cette fixation sur ces versets, qui ne sont d’ailleurs pas repris dans le quatrième évangile, efface tout le reste de la geste de Jésus, notamment les scènes où il valorise ses compagnes. Or c’est sa mère qui, dans l’évangile de Jean, l’incite à réaliser son premier signe (miracle). Il échange avec Marthe sur le sens de la résurrection et elle exprime le plus complet acte de foi du Nouveau Testament en lui reconnaissant tous ses titres (Jean 11,27). C’est enfin à une femme : Marie la Magdaléenne que le Christ ressuscité apparaît, l’envoyant la première en mission pour annoncer la victoire définitive sur la mort. Rien donc a priori n’autorise l’institution à centrer le pouvoir de l’Église sur Pierre et à travers lui sur ses seuls successeurs masculins représentés par un épiscopat qui naîtra longtemps après la mort de Jésus. C’est pourtant sur ces fondements que se crispe le « principe pétrinien ».

Face à ce socle d’autorité, la soumission silencieuse des femmes, assujettie à une vision très orientée de Marie, est devenue problématique dans un vingtième siècle occidental qui reconnait la pleine égalité entre les sexes. Que pouvait alors faire l’institution ecclésiale pour « consoler » les femmes, que le renvoi au « sens des berceaux[2] » commençait à faire grincer des dents ?

La suggestion d’Hans Urs von Balthasar suscitant l’enthousiasme clérical allait-elle s’avérer utile ? Face au pouvoir de Pierre, cette analyse propose aux femmes l’honneur de porter toute la richesse mariale laquelle serait supérieure à tout autre (en termes de dignité, pas de pouvoir bien sûr). Pour étayer le caractère sublime d’une puissance d’un autre ordre, Paul VI dans Marialis cultus reprend la phrase du théologien suisse qui considère que « l’élément marial gouverne de façon cachée dans l’Église, comme la femme dans le foyer domestique ». Mais sous sa plume hélas, on oublie que Balthasar englobait le ministère pétrinien sous la précédence de la mystique mariale. Plus subtil, et en les développant, Jean-Paul II reprend à son tour dans sa note de l’article 27 de Mulieris Dignitatem, ces propos du Complexe anti-romain : « Ce profil marial est aussi fondamental et caractéristique de l’Église – sinon davantage – que le profil apostolique et pétrinien, auquel il est profondément uni. […] La dimension mariale de l’Église précède la dimension pétrinienne, tout en lui étant étroitement unie et complémentaire. Marie l’Immaculée précède toute autre personne et, bien sûr, Pierre lui-même et les Apôtres. Non seulement parce que Pierre et les Apôtres, issus de la masse du genre humain qui naît sous le péché, font partie de l’Église “sancta ex peccatoribus”, mais aussi parce que leur triple munus ne tend à rien d’autre qu’à former l’Église dans cet idéal de sainteté qui est déjà préformé et préfiguré en Marie. Comme l’a si bien dit un théologien contemporain [référence à Balthasar], “Marie” est la “Reine des Apôtres”, sans revendiquer pour elle les pouvoirs apostoliques. Elle a autre chose et beaucoup plus ».

Réinterroger aujourd’hui cette répartition genrée des tâches ecclésiales qui omet tous les travaux de psychophysiologie, et demeure bloquée sur une vision très aristotélicienne du masculin et du féminin devient une urgence dans une institution qui part à la dérive. Pour mémoire, le Stagirite attribuait aux femmes la bêtise, l’émotivité, la passivité, … et aux hommes : l’action et l’intelligence. Thomas d’Aquin a entériné cette vision de l’humanité. Tout en édulcorant le propos au fil des siècles, les tenants de cette différence sexuelle y ont vu des éléments de « complémentarité », certaines comme Françoise Héritier revendiquant une « valence différentielle des sexes », tout en espérant au terme leur égalité.

Or la pertinence intellectuelle et sociale de cette hiérarchisation a été démontée depuis plus d’un demi-siècle. Nous savons depuis les années 1970 que le genre sert à distinguer ce qui, dans la division entre les sexes, relève du psychologique ou du social et non du biologique ; et que là où les catégories de sexe servent à décrire scientifiquement le réel, celles de genre visent plutôt des comportements qu’on ne peut pas attribuer d’autorité. Affecter des propriétés psychologiques selon des références biologiques est donc infondé ; et ordonner la fidélité ou l’amour aux femmes, en réservant l’autorité aux mâles, apparaît désormais sans pertinence. Il en va de même en théologie où les études contemporaines ont pointé les biais d’interprétation de l’Ecriture. K.  Borresen, E Schussler Fiorenza[3], E. A. Johnson[4], parmi tant d’autres, montrent l’inanité d’une telle dissociation genrée, quand d’autres exégètes récusent de telles pratiques dans les premières communautés chrétiennes.

Alors, comme le commente Marinella Perroni[5], reproduire ce schéma qui confère aux femmes le charisme de l’amour et aux hommes l’exercice de l’autorité devient problématique aujourd’hui. Surtout quand les clercs, non contents de monopoliser les charges « pétriniennes » au nom de leur virilité, s’arrogent également celles de Marie, comme le revendiquait le cardinal Bertone en 2006 à propos de Benoît XVI : « « Le Saint-Père a prié Dieu de lui accorder d’être un ‘pasteur de son Église doux et ferme, possédé et guidé par l’esprit de Marie, qui est un esprit doux et fort, plein de zèle et de prudence, humble et courageux, pur et fécond[6]’ ». Ainsi, non seulement, on essentialise les humains dans leur appartenance biologique, non seulement on dénie à tout individu féminin les qualités prêtées à Pierre, mais en sublimant artificiellement les femmes pour mieux les éloigner des munera (charges cléricales), les hommes appellent malgré tout sur eux, les qualités qu’ils reconnaissent à Marie…

Le manichéisme suspect de ce diptyque symbolique possède cependant encore assez d’atouts pour séduire parce que son schématisme le rend aisément didactique. Et c’est alors que l’on s’afflige lorsque, plein de bonne volonté, le pape François redécouvre ce principe « pétrinien-marial » et le convoque à nouveau.

Au retour d’un déplacement en Suède, il déclare qu’il : « n’existe pas d’Église sans cette dimension féminine, car elle est elle-même femme, mère et épouse ». Il oppose ce portrait aux revendications d’ordination des femmes, comme s’il fournissait un élément nouveau au dossier ecclésiologique ; et pire : il paraît surpris par la désapprobation de la théologienne Linda Pocher qui lui fait remarquer à quel point la pensée de Balthasar constitue « une idéalisation excessive des femmes et une division trop rigide des rôles ». Certes, dans cette sublimation du féminin, se loge sans doute la volonté d’intégrer les femmes qui commencent à trouver étrange leur relégation à des charges mineures, quand tout dans la société occidentale met en évidence leur légitime égalité avec l’autre moitié de l’humanité. Mais la démarche de François a trop de « plomb dans l’aile » ; elle a déjà été trop utilisée pour posséder encore quelque efficacité.

Souvenons-nous : au sortir de la seconde guerre mondiale, Gertrud Von Le Fort[7] avait trouvé de puissants accents pour vanter « l’éternel féminin », la splendeur de la « mise sous le voile », et du silence obéissant des femmes à référer à une certaine réception de la figure de Marie. Nous avons vu comment l’appui du théologien helvétique est venu apporter de l’eau à ce curieux moulin. Pour toutes les théologiennes et militantes catholiques féministes, dont le Comité de la jupe, « il est désormais parfaitement clair que les formes d’exaltation mystique du féminin sont directement proportionnelles au refus de la reconnaissance publique de l’autorité des femmes », comme le souligne Marinella Perroni dans son très riche article de L’Osservatore romano déjà cité.

Le Vatican va devoir trouver d’autres ressorts : le schéma marial-pétrinien est désormais démasqué comme une idéologie qui ne sert que de couverture aux privilèges patriarcaux. Les premiers textes du synode sur la synodalité ont enfin admis que l’intégration des femmes dans la structure ecclésiale ne devait plus être abordée comme un « problème ». Nous avons souligné que le renvoi des charges institutionnelles à des supports de genre ne possède plus aucune pertinence, ni au niveau biologique, ni dans aucun des champs de l’analyse intellectuelle, et pas davantage au niveau théologique ou ecclésiologique. Comme le précise M. Perroni, « aujourd’hui, rien ne peut échapper au contrôle de la relation entre l’ordre symbolique, les prémisses anthropologiques et les répercussions sociales. Pas même la pensée théologique. […] aucun mot, aucune pensée, aucune image n’est « neutre » : ils véhiculent tous une vision de la vie. Inclusive ou discriminatoire.  C’est pourquoi le bipolarisme masculin-féminin, qui a occupé la scène de manière obsessive lorsque la pensée théologique était totalement androcentrique et patriarcale, est désormais soumis à des révisions décisives et des renversements importants. »

D’ailleurs dans un article de La Croix de décembre 2022, l’ecclésiologue Jean-François Chiron interroge cette « anthropologie culturellement marquée » de Hans Urs von Balthasar et questionne sa façon de « contaminer » la théologie. « Si, au nom d’un principe pétrinien par essence masculin, on doit exclure les femmes du ministère ordonné, on ne peut s’empêcher de se demander ce que les hommes ont à faire dans une Église gouvernée par le principe marial, par essence féminin : y ont-ils leur place ? N’y sont-ils pas comme des « citoyens » de deuxième ordre, moins aptes, par nature, à correspondre à ce qu’est l’Église – « épouse et mère », disponible et réceptrice ? [8]» Il pointe avec grande intelligence et son espièglerie coutumière « ce que des systématisations pourraient avoir de problématique, si on les prend à la lettre ». Il invite donc à la prudence « quand on passe du registre du symbolique – l’Église du côté de Marie et donc de la femme, le ministère du côté de Pierre et donc des hommes – à celui du concret, des conséquences qu’on tire de ce qui relève de métaphores qui relèvent d’élaborations théologico-anthropologiques. »

Par conséquent, que ce soit en théologie ou dans la sphère anthropologique, il apparaît évident que la complexité des rapports intra et interhumains ne saurait se résoudre dans cette bipolarité du principe « pétrinien-marial ». Rien, en dehors d’un système patriarcal en mal d’identité, ne peut plus justifier de reléguer l’amour, le soin, l’accueil du côté des femmes, en laissant aux hommes la puissance de la gouvernance (et celle du service ?), comme si le Christ n’avait pas développé toutes ces harmoniques, comme si tout humain « image de Dieu » ne comportait pas en lui tous ces éléments pour composer sa personnalité propre ?…

Un récent article suisse qui interroge le recours du pape François à Hans Urs von Balthasar a sans doute raison de se demander s’il ne s’agit pas finalement d’une tentative pour « amadouer les femmes[9] ». Bien piètre tentative si c’est le cas. Dum spiro spero… Peut-être viendra un jour l’idée aux clercs d’abandonner ce regard sexualisé, pour relire l’Ecriture à nouveaux frais et y puiser l’Esprit de sagesse qui abolira ces discriminations. Nous redécouvrirons alors que tout baptisé, quel que soit, son genre, son sexe, son statut social, est définitivement prêtre, prophète et roi ; que la fidélité et le courage de Marie, autant que l’énergie de Pierre, doivent guider tous les chrétiens.  Il n’est pas interdit de vivre dans l’espérance…

[1] H. U. von Balthasar, Le Complexe antiromain. Essai sur les structures ecclésiales, Paris, Apostolat des éditions, 1976.

[2] Paul VI dans son Message aux femmes en clôture du Concile Vatican II : « L’Eglise est fière, vous le savez, d’avoir magnifié et libéré la femme, d’avoir fait resplendir au cours des siècles, dans la diversité des caractères, son égalité foncière avec l’homme. Mais l’heure vient, l’heure est venue, où la vocation de la femme s’accomplit en plénitude, […] Vous femmes, vous avez toujours en partage la garde du foyer, l’amour des sources, le sens des berceaux. »

[3] E. Schïssler Fiorenza, En mémoire d’elle. Essai de reconstruction des origines chrétiennes selon la théologie féministe, Paris, Cerf, 1986.

[4] E. A. Johnson, Dieu au-delà du masculin et du féminin. Celui/celle qui est, Paris, Cerf, 1999.

[5] Marinella Perroni, https://www.osservatoreromano.va/fr/news/2022-12/dcm-011/le-double-principe.html

[6] Les principes « marial » et « pétrinien » dans l’Eglise, par le card. Bertone | ZENIT – Français

[7] Gertrud von Le Fort, La Femme éternelle, préface de X. Tilliette, trad. et notes d’H. Peter, Versailles, Via Romana, 2008.

[8] https://www.la-croix.com/Debats/Ordination-femmes-Largumentation-pape-Francois-valeur-limites-2022-12-03-1201244904

[9] https://www.cath.ch/newsf/femmes-en-eglise-linspiration-suisse-du-pape-francois/

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