Martin Pochon, L’Eucharistie, don ou sacrifice ? De la Cène à la Passion, un don inconditionnel. « Prenez, ceci est mon corps… », Paris, Éditions Vie Chrétienne, 2025.
Recension de Sylvaine Landrivon
Pas besoin d’avancer loin dans l’ouvrage pour comprendre l’orientation que
l’auteur va donner à son étude : en se référant aux innovations apportées par le concile Vatican II, Martin Pochon souligne ce que change le fait de célébrer en regardant l’assemblée. « Le prêtre […] était-il séparé de l’assemblée pour offrir à Dieu le Père dans une langue sacrée, le sacrifice de son Fils, ou était-il celui qui transmettait à l’assemblée l’offrande que le Père nous faisait de son Fils ? » (p.9).
Sacrifice versus offrande, le débat est posé. Car derrière le rôle du prêtre et sa position au sein de la structure ecclésiale, il s’agit moins d’un sujet liturgique que d’une question de théologie fondamentale. Et Martin Pochon interroge dès l’introduction : à partir de l’événement eucharistique, faut-il penser l’Église en termes de synodalité ou d’obéissance hiérarchique ?
Tout commence par la formulation de Jésus telle qu’elle est énoncée par Marc, lors de la Cène : « Prenez, ceci est mon corps». Jean l’exprime encore plus clairement lorsqu’au chapitre 6, Jésus explique qu’il est « le pain de vie ». C’est le véritable sens de la Cène : « tout son être, ses paroles et ses actes, n’ont qu’un but : nourrir notre cœur, notre être, comme le pain nourrit notre corps » (p. 17). Dans la symbolique du pain, celui partagé avec la multitude chez Jean, celui de la Cène offert aux disciples, se trouve le signe efficace de la vie du Christ offerte à l’humanité, afin de nourrir ce corps qu’est appelé à former son Église. Cela signifie donc que « la Présence réelle est passée de l’autel à l’assemblée ». Envisager ainsi l’eucharistie représente pour beaucoup une petite révolution intérieure car soudain, il n’est plus question de sacralité réservée au clerc mais d’une sainteté proposée à chacun et chacun jusqu’à réaliser que « ses voisins et voisines sont devenus les porteurs de la vie du Christ » (p.19).
L’auteur va développer son raisonnement. Lors de la Cène, Jésus « prononce la bénédiction sur le pain, il remercie Dieu pour le pain qu’il reçoit et qu’il est » (p.20) ; et il formule alors ce qui devient son testament spirituel. Il nous prépare ainsi à la suite de sa mission : si la Cène est un don à l’humanité, alors la Passion est, de la même manière, le don que le Christ fait de lui à l’humanité. La question centrale se pose donc autrement. Comment voir dans ces deux situations, un sacrifice ?
Martin Pochon va réaliser un assez long détour pour montrer qu’il ne s’agit pas d’un sacrifice mais d’un don. Il interroge le choix de la fête de Pâque comme temps de la Passion. Chacun sait que la Pâque est un événement de libération au cours duquel Dieu a entendu la souffrance de son peuple et lui a fait quitter la maison de servitude, sans aucune contrepartie sinon de tenter de l’aimer en retour. L’auteur relie la mort du Christ à la Pâque en montrant que l’« agneau » qu’est le Christ est « celui de la Pâque, celui que Dieu nous donne en nourriture pour nous libérer de la peur de la mort, pour vivre la mort comme un passage à travers la mer Rouge » (p.38).
Vient alors une approche assez personnelle des premiers chapitres de la Genèse qui aboutit cependant à une conclusion à laquelle nous adhérons pleinement : « le péché du monde consiste à ne pas comprendre que nos limites nous ouvrent nécessairement aux autres », qu’elles sont « le marchepied de notre divinisation » (p.31).
Ensuite, l’auteur reprend les termes des évangiles au regard de la liturgie. Il note que Jésus invite à boire son sang (Mt 26,27-28) pour le pardon des péchés, en pleine opposition à la loi du Lévitique qui interdit formellement de consommer du sang « nul d’entre vous ne mangera du sang » (Lv17,12). En revanche, cette référence au sang, celui de l’Alliance, nous renvoie à l’engagement conclu par Dieu au moment de quitter l’Égypte. « Lors de la Cène, Jésus mène à son accomplissement le rituel de l’Alliance. […] Il établit un lien si fort que rien ne pourra le défaire. Tout vient de Dieu pour être donné aux hommes. » (p.43).
Martin Pochon se fonde ensuite sur une autre comparaison qu’il renverse : celle du serpent d’airain. Le chapitre 3 de l’évangile de Jean nous dit : « Et comme Moïse a élevé le serpent au désert, il faut que le Fils de l’homme soit élevé afin que quiconque croit ait en lui la vie éternelle » (Jn3,14). Dans le livre des Nombres, regarder le serpent porté par Moïse a permis d’éviter la morsure des serpents du désert, et donc la mort. Que nous dit Jean à travers sa comparaison entre le Christ et le serpent d’airain ? N’est-ce pas qu’en contemplant le Christ, Dieu nous libère sinon de la mort elle-même, du moins de la peur de la mort ? La mort ne devient qu’un passage. « Jésus est élevé, mais c’est pour que tous voient le don total de Dieu ». sa résurrection nous confirme ce qu’il avait annoncé : la mort est vaincue. La croix n’est donc pas le sacrifice d’un fils demandé par son Père, mais à l’inverse : le don que Dieu nous fait, en se donnant pour nous à travers son fils.
Ainsi, « Lorsque nous faisons mémoire de sa mort et de sa résurrection, lorsque nous célébrons la Cène, nous célébrons le pardon que Dieu nous a donné en son Fils. Il nous invite à sa table pour nous donner sa vie, pour que nous accueillions sa vie, alors même que nous sommes pécheurs. » (p.50)
D’où vient que nous prenons pour un sacrifice ce qui est tout autre chose ?
Martin Pochon déniche le contresens dans une interprétation du concile de Trente qui déclare que Jésus « offrit son corps et son sang, sous les espèces du pain et du vin, à Dieu le Père ». Or Jésus ne s’est pas offert « à Dieu le Père » durant la Cène, mais à ses disciples. Il est ce pain descendu du ciel qui se donne à l’humanité tout entière, y compris à Pierre qui le reniera, y compris à Judas. En outre, le même concile qui a inversé le sens de l’offrande, voit la croix comme un autel des sacrifices. Or le Christ meurt de se donner pour les humains ; certainement pas pour que « Notre Seigneur, apaisé par cette offrande […] remette les crimes et les péchés » comme l’énonce encore le concile de Trente. Nous ne croyons pas en un Dieu vengeur et sanguinaire qui réclame des sacrifices pour être « apaisé », mais en un Dieu d’amour qui se donne pour nous. Cette interprétation transforme complètement la fonction des prêtres : « au lieu d’être envoyés dans le monde, les prêtres, selon le concile de Trente, sont chargés d’offrir à Dieu, à leur tour, le sacrifice que son Fils est censé lui avoir offert sur la croix » (p.54).
Tout change si on considère que lors de la Cène, il n’y a pas d’une part une offre ascendante vers Dieu, et de l’autre, une offrande descendante en direction des disciples. Il faut voir « un seul mouvement descendant qui s’origine en Dieu qui se donne en son Fils et se termine par le don aux disciples » (p.58). Martin Pochon met en lien direct le don de la Cène et celui de la croix, à l’opposé, dans les deux cas, d’un acte sacrificiel.
Cette nouvelle considération de l’eucharistie modifie totalement la figure de l’institution ecclésiale, et c’est sur ce point que termine l’auteur. En effet, si le prêtre n’est pas le « hiéreus », le sacrificateur du Lévitique, mais simplement le « presbutéros », l’ancien qui s’assure de la bonne marche de l’assemblée, toute notre perception de la hiérarchie cléricale est bouleversée.
« Si le modèle est celui du hiéreus qui offre des sacrifices, la présidence de la communauté sera exercée par un homme, car ce sont toujours les hommes qui offrent des sacrifices sanglants à la divinité ou aux génies pour les rendre propices ». Cet individu, au nom de Dieu demandera une soumission inconditionnelle de la part des fidèles et ainsi s’installe le « cléricalisme ». En revanche, dans une perspective communautaire sous le regard bienveillant d’un « ancien », « chaque membre exerce une fonction au service du corps, en fonction de ses capacités et des dons de l’Esprit » (p.103). L’auteur y voit le renouveau des communautés pauliniennes, où hommes et femmes accédent aux charges en fonction de leurs charismes. Enfin, « la fraction du pain ne se fera pas dans un espace sacré, mais c’est toute l’assemblée qui sera dépositaire du sacré, devenue corps du Christ, temple de l’Esprit, quel que soit le lieu où elle se réunit. » (p.103).
On comprend, au terme de cette lecture, qu’à l’inverse d’une théologie du sacrifice, qui abandonne quelque chose en vue d’obtenir une récompense, celle du don engage une relation d’amour, une nouvelle « Alliance » dans un amour toujours déjà donné, et qui n’attend que le partage dans le prolongement d’un contre-don. Telle est la Bonne Nouvelle qui invite à un rassemblement dans la joie sous le regard bienveillant d’un Dieu qui se donne à toutes et tous, sans discriminations, ni des lâches, ni des traitres. L’amour vrai!
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