Article- commentaire paru dans Golias Hebdo N° 802 le 01 février 2024

Comme l’annoncent les Éditions de l’Atelier, le dernier livre de Sylvaine Landrivon, La Part des femmes, dénonce les biais de lecture qui ont occulté ou noirci les figures féminines dans la Bible. Il leur restitue un rôle plus conforme au texte, pour penser une Église égalitaire et lui offrir un second souffle.

À la fin du deuxième siècle, l’Église catholique s’organise institutionnellement et aussitôt commence à incriminer les femmes en commençant par reprendre l’idée que le mal serait entré dans le monde par la faute d’Ève, oubliant que le Nouveau Testament ne fait jamais allusion à une « faute ». Elle opère ainsi une distorsion dans la nécessité de la relation d’amour entre deux êtres créés pour être le « secours » (ezer) l’un de l’autre. Or ce lien se trouve au cœur de l’alliance et il n’est pas sans risque de le détériorer. Comme les autres figures féminines majeures de la Bible sont occultées ou déformées, on finit par se demander quelles intentions sont venues orienter cette interprétation des Écritures, culpabilisant et dépréciant la moitié de l’humanité. Est-ce pour justifier la structure patriarcale qui se met en place et s’installe durablement ? Est-ce pour entretenir dans l’institution catholique la force d’un pouvoir masculin qui lui a, certes, permis de traverser deux millénaires ? Mais alors n’est-ce pas au prix d’une trahison du message de l’Évangile ?

Tous les arguments ont été exploités pour invisibiliser les femmes. D’abord en plaçant des biais dans la transmission de leurs figures, puis en se fondant sur la conviction aristotélicienne d’une « imbécillité féminine ». Au xiiie siècle, cette affirmation spécieuse est revenue à point nommé jusqu’à Thomas d’Aquin pour contrebalancer son émerveillement devant Marie la Magdaléenne. Dans son Commentaire sur l’évangile de Jean, il reconnaît que cette amie de Jésus est « au-dessus des anges, du fait qu’elle voit le Christ sur lequel les anges désirent se pencher », et, enthousiaste, il ajoute qu’elle « a reçu un rôle apostolique ; bien plus, elle est devenue apôtre des apôtres en ceci qu’il lui fut confié d’annoncer aux disciples la Résurrection du Seigneur ». En aurait-il déduit une égale place entre les femmes et les hommes dans la gouvernance de l’Église, dans l’enseignement de la Parole ou dans la mission ? Non, bien sûr, puisque les femmes appartiennent à l’inferior sexus ! Trop de filtres interprétatifs viennent parasiter les constats issus de la lecture honnête de l’Évangile.

Une fois évacuées les bases scripturaires erronées, sur lesquelles s’est élaborée une construction humaine discriminante et hiérarchique, il reste à questionner la posture de la tradition catholique. L’identification du Christ à la masculinité de Jésus, l’enfermement du symbole des Douze dans un choix anthropologique, l’interprétation de la transmission verrouillée dans la formule « in persona Christi »… Vers quels abus de pouvoirs nous conduisent ces ancrages, sans fondement biblique ? Pourquoi, alors que Jésus s’est voulu le frère de tous les humains, sans autre hiérarchie qu’une filiation d’amour inconditionnel pour notre seul Père qui est le sien, sommes-nous parvenus à une structure pyramidale qui impose aux plus faibles le jugement ou la condescendance des puissants, des « sachants », de ces « hypocrites », ces « sépulcres blanchis : au-dehors ils ont belle apparence, mais au-dedans ils sont pleins d’ossements de morts et de toute pourriture », comme l’explique Jésus dans Matthieu 23.27 ?

Tels sont les sujets qu’aborde ce livre qui reprend, à nouveaux frais, l’ensemble des figures féminines pour les réhabiliter, et tous les lieux où ont sévi l’androcentrisme et la domination patriarcale. Au terme, des solutions apparaissent qui ne sont pas si neuves, puisqu’elles sont celles qu’avait instaurées Paul en fondant les premières communautés chrétiennes.

À choisir entre l’institution, dont certains craignent que des réformes profondes la mettent en danger, et le refus de trahir le cœur du message évangélique, le livre choisit la seconde voie et offre des éléments pour « faire Église autrement ».

COMMENTAIRE DE L’AUTRICE

La Part des femmes. Relire la Bible pour repenser l’Église vient après plusieurs autres livres dans lesquels j’ai tenté de réhabiliter le féminin dans toutes ses dimensions, pas seulement celles orientées vers la maternité ou le soin. Pour l’illustrer, plusieurs d’entre eux ont cherché à mettre en valeur les figures de Judith, de Marie la Magdaléenne, ou de Marthe et Marie de Béthanie. La lumière portée sur ces personnages visait à interpeller l’Église sur le manque de visibilité des apports féminins au témoignage du message évangélique. Ce nouveau livre augmente le nombre de portraits et va plus loin. Il est conçu comme un plaidoyer pour alerter sur l’état proche de « l’implosion » dans lequel s’enfonce notre Église, selon l’expression de Danièle Hervieu-Léger et Jean-Louis Schlegel. Plutôt que de se replier dans un entre-soi frileux que tout oppose au souffle de l’Évangile, il m’a semblé important de chercher les racines du mal qui ronge l’institution, pour ensuite proposer d’autres chemins susceptibles sinon de guérir le système clérical, du moins d’explorer d’autres voies plus conformes à l’enseignement du Christ.

C’est par une brève relecture de plusieurs figures féminines de la Bible depuis Ève jusqu’à Marie que commence cette réflexion, alors que tout pourrait, ou devrait, débuter par un état des lieux. Mais le livre fait l’économie du bilan désastreux qui explique que nos célébrations se vident des forces vives de notre pays et font fuir celles et ceux qui aspirent sincèrement à partager la Parole de Dieu. C’est pourtant à partir d’un regard désolé sur nos pratiques que le besoin d’écrire ce livre a pris racine. D’où l’importance de revisiter ce qui l’a motivé.

Bien avant le récent et dramatique constat effectué en Espagne à propos des violences perpétrées au sein de l’Église catholique, le rapport de la CIASE avait montré les dérives françaises. Cette commission indépendante a mis en évidence les causes « systémiques » des abus dont les principales victimes sont les enfants et les femmes. Sa recommandation n°24 fait état de cette responsabilité et invite à « examiner les facteurs qui ont contribué à sa défaillance institutionnelle. Reconnaître que le rôle social et spirituel de l’Église fait peser sur elle une responsabilité particulière au sein de la société dont elle est partie prenante ». Si la structure ecclésiale est en cause, il importe de la réinterroger et on se demande alors pourquoi la rencontre entre le pape et les membres de la commission Sauvé a été reportée sine die.

Dans le même temps, un synode sur la synodalité a été mis en place afin de repenser le chemin évangélique, en intégrant la parole des laïcs. À partir de la concertation des paroisses, un « instrument de travail » a été établi. En Occident, il souligne de manière récurrente le problème de la place des femmes dans la hiérarchie et celui des discriminations de genre. L’homosexualité est encore considérée dans le Catéchisme de l’Église catholique – que rien ne dément – comme un état « intrinsèquement désordonné ». L’amour n’est l’objet d’une bénédiction que dans le cadre d’une union orientée vers la procréation, avec une réserve supplémentaire concernant les personnes ayant précédemment contracté un mariage qui n’aurait pas survécu aux épreuves. Eux non plus ne sont pas les bienvenus à la table du Christ dans la miséricordieuse maison catholique. On aurait aimé que la rencontre romaine, chargée d’étudier cet instrumentum laboris, proposât des pistes d’ouverture pour accueillir tous ces laissés-pour-compte.

Mais de cette première rencontre, est-il sorti quelque chose de positif, pour les femmes qui composent la moitié du peuple de Dieu, pour les minorités en souffrance ? Certes le document conclusif de cette étape intermédiaire reconnaît qu’il faudrait « éviter de répéter l’erreur de parler de femmes comme d’un problème » pour enfin les considérer comme des protagonistes. Heureuse prise de conscience ! À peine a-t-on reparlé du diaconat féminin, véritable serpent de mer qui réapparaît de loin en loin depuis Vatican II.

En outre, les sujets anthropologiques qui interpellent nos sociétés sont agglutinés dans une masse informe qui les entremêle curieusement. Comme nous l’avons esquissé, plusieurs thèmes sont ainsi approchés avec une grande circonspection : « Certaines questions, telles que celles relatives à l’identité de genre et à l’orientation sexuelle, à la fin de la vie, aux situations matrimoniales difficiles, aux problèmes éthiques liés à l’intelligence artificielle, sont controversées. » Devant l’absurdité de l’amalgame établi entre, par exemple, l’« identité de genre » et l’« intelligence artificielle » au sein du même paragraphe, on se demande s’il s’agit d’incapacité à penser ces questions ou si la paresse intellectuelle s’allie au manque de volonté de les prendre au sérieux. On remarquera que le vocabulaire utilisé pour évoquer les personnes concernées vise à les dénigrer : on ne parle ni de divorcés-remariés ni de couples homosexuels mais de « situations matrimoniales difficiles ». Cet euphémisme hypocrite blessera sans doute durablement ces croyants exclus qui attendent tant du synode. Mais par-dessus tout, dans cette façon d’éluder les vrais problèmes, c’est le sens même de l’Évangile qui demeure le grand oublié de Rome.

Toutefois, le pape François, fervent accusateur du cléricalisme qu’il sait délétère, a obtenu la présence de laïcs dont quelque cinquante femmes, pour synthétiser les remontées synodales. D’ailleurs, avec clairvoyance, le rapport synodal pointe « le cléricalisme, le machisme et l’usage inapproprié de l’autorité [qui] continuent à marquer le visage de l’Église et à nuire à la communion ».

Il n’empêche que la structure de l’Église repose sur une construction qui semble avoir mis sous le boisseau les principes de base du christianisme, comme l’égalité de toutes et tous au regard de Dieu ; la fraternité, sororité, en Christ ; celle-là même qui nous enjoint de ne prier et de n’appeler Père, que le sien, le nôtre, qui est au ciel. Si on ne jouait pas sans cesse à « saute-versets », dans les homélies et les cours de catéchisme, on pourrait relire, et enfin intégrer ce que signifie le chapitre 23 de l’évangile de Matthieu : « N’appelez personne votre Père sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler Directeurs : car vous n’avez qu’un Directeur, le Christ. » C’est à une authentique horizontalité de relations que nous sommes appelés pour servir le Christ et sa parole. Mais le goût de dominer rencontre trop souvent l’envie de se décharger sur une figure rassurante. On oublie que dans la métaphore du pasteur et des brebis, nous sommes en présence de deux espèces différentes… Comme si le clergé appartenait davantage à l’humanité que la masse du peuple de Dieu qu’il conduit ! On s’étonnera ensuite de rencontrer des abus de toutes sortes.

Habitée par ces dérives, et face aux refus des clercs d’entendre les femmes et les personnes mises sur les marges, de mesurer l’aberration de leur position dominante dans une vocation de service, il m’a semblé nécessaire de reprendre la lecture des Écritures, en les dépouillant des biais interprétatifs, et particulièrement des déplacements androcentriques qui la pervertissent.

Ainsi, après un travail de restitution des figures bibliques à leur identité textuelle, j’ai souhaité proposer des explications théologiques capables de déconstruire les arguments pipés visant à exclure les laïcs et principalement les femmes de la maison de Dieu.

Le livre est élaboré en cinq parties. La première aborde l’anthropologie biblique en partant des trois premiers chapitres de la Genèse. Sans s’étendre outre mesure sur ce que j’ai écrit par ailleurs concernant le sens de l’expression ‘ezer knegdô au chapitre 2 de la Genèse, tout montre que l’alliance doit être portée par la relation. Ce n’est pas la multiplication de l’espèce humaine qui est visée mais ce que met en jeu l’amour entre les êtres. Car c’est par là que Dieu, qui nous a créés à son image, nous offre la possibilité de devenir « à sa ressemblance », lui qui n’est qu’amour. En attestent Sarah, Tsippora, Myriam, puis Judith, celle-ci dans un registre différent. Chacune souligne l’importance des femmes du Premier Testament dans la préservation de l’Alliance. La suite montre que le Nouveau Testament valorise encore davantage les compagnes de Jésus et sa mère, si on accepte de ne pas masquer ou déformer les passages où elles sont mises en scène. Dès lors, il apparaît clairement que l’apostolicité n’est pas l’apanage exclusif des hommes.

Le chapitre suivant va chercher les soubassements, les causes, et les divers modes d’expression de ces néantisations ou déformations des figures féminines. Erich Neumann, parmi d’autres psychothérapeutes, a étudié les origines de La Peur du féminin, titre de l’un de ses livres. Y aurait-il quelque chose à chercher au rayon des sciences humaines ? La présence d’une déesse-mère dans presque toutes les civilisations nous donne également matière à réflexion, y compris peut-être quant au dévoiement de l’image de la mère de Jésus. Les dérives mariolâtriques honorent mal cette femme d’exception qui ne devrait pas servir de modèle en tant que vierge-mère, dans un horizon anthropologiquement irréaliste qui ne fait pas appel à la gynécologie mais à la symbolique. C’est comme prophétesse et disciple clairvoyante qu’elle nous invite sur les pas de Jésus. Elle a d’ailleurs si bien compris ce que son Fils vient nous offrir, qu’à peine enceinte, elle l’annonce dans un chant qui proclame un changement définitif de paradigme. Le Magnificat ne vise-t-il pas la victoire des humiliés, des faibles, sur les prétentieux qui se drapent d’oripeaux luxueux, se rengorgent de discours ronflants ?

Mais pour comprendre « l’ostracisation » des femmes, il faut creuser encore. Comment est-il acceptable de dénigrer le corps dans une religion de l’Incarnation ? Et pourquoi par prédilection le corps féminin ? Peut-être parce que la sexualité terrorise ceux qui se déclarent garants d’un ascétisme et d’une morale qu’ils ont instaurée sans toujours en respecter les règles. Cet excellent moyen de s’immiscer dans la vie privée contraint les femmes de manière élective, jusqu’au cœur de leur intimité, et trouve un support à leur exclusion ou à leur dévalorisation. En même temps, cette mise à distance de la féminité conduit à la création d’un schéma de « femme éternelle », modèle idéal dont le pape Jean-Paul II s’est fait le champion. Qui nous donnera celui de « l’homme éternel » afin qu’on vérifie qui, des clercs ou des laïcs mâles, tend vers ce but ? On comprend vite que l’injonction de pureté faite aux femmes, qui exploite tantôt le sang des menstruations, tantôt de pseudo arguments théologiques, n’a d’autre but que de les repousser des sphères où trônent les mâles. « Vous voulez prendre le pouvoir dans l’Église ! », entendent souvent les féministes. Y aurait-il donc un pouvoir à prendre ? À qui ? À vous messieurs ? Non. Sans refuser les charges de gouvernance, tel n’est pas l’objet des revendications de celles et ceux qui réclament une réelle reconnaissance de l’égalité de tous les baptisés. Jésus n’a discriminé personne. Il s’est entouré de femmes et d’hommes. Il a échangé sur le même mode avec Marthe qui lui répond dans l’évangile de Jean : « Je crois que tu es le Christ, le Fils de Dieu », quand il lui annonce le sens de la Résurrection, qu’avec Pierre dont Matthieu nous rapporte la même déclaration kérygmatique mais par la bouche d’un disciple qui peine à intégrer la portée du message et doute longtemps.

En réalité, les rejets pour causes « théologiques » permettent de mettre à l’écart les individus qui dérangent l’ordre établi dans la structure vaticane. Mais la puissance du clergé s’estompant dans les démocraties laïques, la chasse aux sorcières, celle aux homosexuels, aux trans… devenue désormais illégale dans les pays civilisés, les chrétiens sont de plus en plus nombreux à exercer leur liberté, et à contester les diktats du magistère romain.

Le chapitre suivant de La Part des femmes invite alors à redécouvrir le sens de l’égalité baptismale. Cela consiste d’abord à se demander qui a fondé l’Église, quand et pour qui. La recherche, qui invite à une lecture à nouveaux frais du Nouveau Testament, conduit vers le sens du sacrement de baptême jusqu’à comprendre pourquoi chaque baptisé est déjà « prêtre, prophète et roi », sans besoin d’une ordination hiérarchique supplémentaire pour l’exprimer.

Se joue alors l’enjeu de l’ecclésiologie. Quelle Église, pour qui ? Comment ? C’est à ce stade que prend corps la notion suspecte d’obéissance : n’est-ce pas un abus de pouvoir de l’Institution de réclamer pour elle cette soumission à Dieu ? En quoi une instance humaine serait-elle habilitée à détourner à son profit ce qui est dû au seul Seigneur ?

Toutes ces questions viennent réinterroger le sens du sacré, de la mise à part des prêtres. Est-ce bien conforme à l’Évangile ou n’est-ce pas une résurgence d’autres structures rejetées par le Christ ? Le pape François dénonce le cléricalisme ; toutes les analyses récentes en soulignent les méfaits. Comment en sortir et restaurer l’esprit de la Bonne Nouvelle ? À relire les lettres de Paul, à questionner la Bible tout entière, on perçoit des chemins : il est possible de « faire Église » autrement, en accueillant chacune et chacun comme Jésus l’a montré dans la fraction du pain, quand il se rend de l’autre côté de la mer de Tibériade où des milliers de personnes se rassemblent autour de lui. Le chapitre 6 de l’évangile de Jean nous le raconte : à partir de cinq pains et deux poissons, passant outre le scepticisme de ses compagnons de route, toutes et tous sont invités à partager le repas du Seigneur qui vient à eux. Jésus n’a pas demandé de « certificat de moralité », il n’a pas demandé à quand remontait la dernière confession des gens qui le suivent. Il ne s’est même pas demandé en Qui ils croyaient, bien convaincu que la réponse n’est pas facile. D’ailleurs ils veulent surtout un roi qui les guérirait de leur misère présente, tout comme les disciples masculins qui portent leurs espoirs vers ce monde-ci davantage que vers le Royaume. Qui a compris que la royauté du Christ n’est pas celle des puissants ? Les femmes qui entourent Jésus, et elles seules. L’onction que fait Marie de Béthanie sur ses pieds, juste avant sa Passion, le révèle clairement, au contraire de l’attitude des fils de Zébédée qui souhaitent siéger autour de lui, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche quand il sera dans sa gloire (Marc 10, 37).

Mais ce n’est pas seulement l’accueil inconditionnel de toutes et tous qui s’impose au nom du Christ, c’est également une remise à plat du sacrement de l’eucharistie puis, à sa suite, des autres gestes qui fondent l’assemblée ecclésiale et sa pérennité. Seulement, pour y parvenir, il ne faut pas se figer sur une « tradition » qui serait devenue plus importante que l’Évangile.

Le pape François l’a expliqué lors des JMJ de Lisbonne : « La vision de la doctrine de l’Église comme un monolithe est erronée. Mais certains s’en détachent, ils reviennent en arrière, ils sont ce que j’appelle des “arriéristes”. Quand on recule, on forme quelque chose de fermé, de déconnecté des racines de l’Église et on perd la sève de la Révélation. […] Aujourd’hui, […] la peine de mort est un péché, elle ne peut pas être pratiquée, et ce n’était pas le cas auparavant ; quant à l’esclavage, certains Papes avant moi l’ont toléré, mais les choses sont différentes aujourd’hui. Donc on change, on change, mais avec ces critères[1]. » En somme, le pape nous invite à concevoir une Église semper reformanda, une Église vivante, autrement dit l’inverse de celle sur laquelle se crispent les mouvements catholiques extrémistes, offusqués de ne pas pouvoir « privatiser » ce lieu où il fait si bon vivre entre soi…

Sauf que la mission dont nous a chargés le Christ n’a rien d’un ronronnement confortable pour bourgeois nantis, inquiets du seul « grand remplacement » que leur fait craindre la mixité sociale. Par notre baptême, nous sommes invités à devenir des chrétiens en sortie. Dans Evangelii gaudium, le pape François parle de cette Église en sortie. Il rappelle que tout commence par la joie de la rencontre avec le Christ et l’émerveillement d’avoir reçu un si grand don. Au terme se trouve encore la joie de la gratuité avec laquelle on le partage. Comme l’a expliqué Enzo Biemmi[2] dans Lumen Vitae, l’orientation doit toujours être « celle d’une pastorale de la proposition, d’une communauté qui, dans son ensemble, dans toutes ses expressions et dimensions, se fait témoin de l’Évangile en faveur de son contexte culturel et non en opposition avec lui[3] ».

Le pape lance un appel vibrant à une conversion radicale, à une réforme vraie et authentique de l’Église, pour que tout y parle de l’Évangile. François réclame un « choix missionnaire capable de transformer toute chose […] que la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux à qui Jésus offre son amitié[4] ». Mais bien sûr le « système » ne l’entend pas. Ce qui montre, comme l’explique Marie-Jo Thiel dans son dernier livre, Plus forts car vulnérables, que la vulnérabilité n’est pas seulement du côté des victimes d’abus cléricaux et qu’il y a urgence à ce que l’institution reconnaisse la sienne. Alors, dans cette assemblée où les croyants ressemblent aux gens qui entourent Jésus : « À la vue des foules il en eut pitié, car ces gens étaient las et prostrés » (Mt 9, 36), il faut se ressaisir. Il importe de se mobiliser et de redynamiser notre manière de croire car au sein de cette foule, la foi peut nous apporter ce que Marie-Jo Thiel – elle encore –  nomme « une proximité fraternelle et aimante qui permet de ne pas quitter le bateau parce que le Christ rejoint chacun dans sa propre vulnérabilité et lui donne cette force qui pousse à agir mais aussi à exiger de participer pleinement aux efforts pour amender les dysfonctionnements systémiques[5] ».

« Ni partir, ni se taire ! » ont entonné les fondatrices du Comité de la jupe. C’est un mot d’ordre d’espoir et d’espérance. Il s’agit « simplement » de trouver le moyen de faire Église autrement. Mais l’effort exigé est colossal car il passe par l’acceptation d’ouverture à l’altérité, seule capable d’honorer le sens de la relation, qui est le fondement même de notre foi. Il demande un travail de formation, ce qui signifie une ouverture des lieux d’enseignement de la parole au-delà d’un petit cercle de happy few, et de transmettre cette science sans une lecture androcentrique des textes.

Le changement devra surtout passer par le renoncement des instances supérieures à leurs prérogatives en termes de pouvoir et de prétention à détenir la vérité. Le plus « douloureux » pour les clercs sera sans doute de revenir sur la notion de sacralité que Jésus lui-même a désavouée. Et c’est là que les vertus théologales, de foi, d’espérance et d’amour, doivent être assistées des vertus cardinales, notamment celle de courage, au cœur de celles et ceux qui souhaitent réformer notre Église. Car réinterroger les bases d’une institution tellement sûre d’elle-même fait courir le risque, déjà subi, de lourdes menaces et de malveillance ad hominem. Oser se revendiquer autrement que comme des brebis soumises à la tonte de pasteurs en qui elles n’ont pas toujours confiance, ne remet pourtant pas en cause le message de joie de l’Évangile : au contraire, grâce au souffle de l’Esprit, qui se moque de la hiérarchie, il le sert et donne la liberté qui permet de le partager urbi et orbi. N’oublions pas que le paragraphe 6 du décret Unitatis redintegratio du Concile Vatican II affirme que « l’Église, au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette réforme permanente dont elle a continuellement besoin en tant qu’institution humaine et terrestre ». À quand la réponse à cet appel ?

[1] Voir Salvatore Cernuzio, « Aux jésuites portugais, le Pape rappelle que la porte de l’Église est ouverte à tous », Vatican News, 28 août 2023 (disponible en ligne).

[2] Enzo Biemmi possède un doctorat de théologie, et un en histoire des religions et anthropologie religieuse. Ce religieux a été dix ans Directeur de l’Institut supérieur des sciences religieuses de Vérone. Il est Président de l’équipe européenne de catéchèse.

[3] Enzo Biemmi, « L’horizon d’Evangelii gaudium », in Lumen Vitae N° 2015/1 (vol LXX), trad. Jean-Marie Faux, p. 29-41.

[4] Evangelii gaudium, n° 27.

[5] Marie-Jo Thiel, Plus forts, car vulnérables ! Ce que nous apprennent les abus dans l’Eglise, Avec la participation de Patrick C. Goujon, Paris, Salvator, 2023, p. 43.

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