Comprendre qui est le Christ Jésus

par sylvaine Landrivon

Les principales difficultés pour comprendre qui est le Christ Jésus pourraient résider dans la perception de la continuité et des ruptures entre Jésus et le Christ, c’est-à-dire dans l’approche du Fils de Dieu, « au sens fort[1] ». Il s’agit – et c’est un exercice à renouveler sans cesse- de bien maintenir la dimension d’unité en deux natures. Et Bernard Sesboüé, (après Walter Kasper qui affirme que « La christologie n’est en définitive rien d’autre que l’interprétation de la confession « Jésus est le Christ[2] » dans Jésus le Christ), situe tout l’enjeu dans la copule « est » de cette expression : Jésus est le Christ.

Selon ces théologiens, « ce petit mot situé entre Jésus et le Christ porte tout l’enjeu de la christologie. (…) il proclame l’intervention de l’Absolu dans le contingent, de l’Éternel dans l’histoire.[3] »

Il existe un risque d’une disjonction entre les deux approches : « l’opposition entre Christ de la foi et Jésus de l’histoire ne peut que générer une dissociation entre le « Christ en soi » et le « Christ pour nous » ; il est donc essentiel de maintenir l’harmonie entre elles.

En fait, même pour ses contemporains, la question en Mt 16,13-19 : « Mais pour vous, (…) qui suis-je ? » qui reprend celle où Jésus vient de demander : « qu’est le Fils de l’homme ? », montre que la réception de Jésus comme Christ n’est pas immédiate.

Cependant nul ne remet en cause l’existence de l’homme Jésus. Elle est attestée par au moins deux textes de l’antiquité : l’un de l’historien juif Flavius Joseph qui décrit la lapidation de Jacques et le présente comme « le frère de Jésus appelé Christ ». Un autre passage (à l’authenticité d’ailleurs contestée) se trouve dans le Testimonium flavianum. Il décrit Jésus comme « un homme exceptionnel, qui accomplissait des choses prodigieuses (…) et se gagna beaucoup de monde parmi les juifs… ». L’autre texte appartient non plus à Flavius Joseph mais à Tacite. Dans ses Annales ; il raconte comment l’empereur Néron accuse les chrétiens de l’incendie de Rome. Dans ce récit l’historien romain parle des « christiani », « cet homme qui, sous Tibère, fut livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate ».

Quels termes retenir pour parler du Christ ?

Que disent-ils de celui auquel nous croyons ? En quoi le terme que nous choisissons de privilégier modifie-t-il notre manière de croire ?

Tout d’abord nous pouvons rappeler que le terme de Christ dit le côté universel de la personne de Jésus ; Il est l’alpha et l’oméga (Ap. 22,13). Il est donc possible de mentionner cette appellation.

Mais pour ces termes de Messie, ou « Christ » auxquels on pourrait immédiatement se référer, B. Sesboüé rappelle avec raison que « les évangiles ne mettent jamais ce titre dans la bouche de Jésus, qui garde à son sujet une réticence certaine (…) Il est grevé en effet, d’un risque de confusion politique et temporelle » car l’attente d’un Messie traverse tout l’Ancien Testament « selon des harmoniques variées, les unes plus nationales et politiques, les autres plus prophétiques, sapientielles et même sacerdotales.[4] »

Il complète par ailleurs en expliquant que « Si Jésus a généralement refusé ce titre durant sa vie (…) c’est qu’il le jugeait trop grevé de représentations temporelles, tant qu’il n’aurait pas scellé le sens de son existence dans la mort. [5]»

Ainsi, « …tout son comportement était messianique, mais en un sens définitivement converti. [6]»

Si nous revenons à la question par l’entrée de Mt 16,16 : « Simon-Pierre répondit : “Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant.” », nous allons signifier l’importance de la relation Père-Fils. D’ailleurs L’évangile de Marc encadre son témoignage de deux affirmations qui font inclusion : Commencement de « Fils de Dieu » (Mc 1,1)… « Vraiment cet homme était le Fils de Dieu » (Mc 15,39)

« Tout effort pour évacuer de la vie de Jésus cette relation absolument originale au Père est une négation de la vérité historique. Cette vie a sa source dans une expérience unique de Dieu fréquemment rappelée dans les diverses scènes de la prière de Jésus. Mais remarquons bien que le terme « fils » n’est pas encore ici un titre. Notre tentation serait de projeter aussitôt sur lui le titre « Fils de Dieu ». Jésus appelle Dieu son Père et le corrélat normal du terme « père » est celui de « fils » aussi Jésus se présente-t-il comme « le fils ». Mais le contenu de ce terme est à chercher dans le comportement de Jésus, dans sa parole, dans sa prière, dans sa disponibilité et son obéissance, dans ses exigences aussi. Il donne une clé pour comprendre l’existence de Jésus.[7] »

Autres entrées possibles :

Avec Ac 2,36 : « Que toute la maison d’Israël le sache donc avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié. » (Sans jamais omettre que « nul ne peut dire « Jésus est Seigneur » si ce n’est par l’Esprit Saint » ( 1 Co 12,3)

Jésus, en hébreu Yeshoua, signifie « Dieu sauve ». Ce nom dit son identité : Jésus est le Sauveur, comme l’Ange du Seigneur l’annonce aux bergers en Lc 2,11 : « aujourd’hui vous est né un Sauveur, qui est le Christ Seigneur, dans la ville de David. » Il est intéressant de mentionner aussi cette dimension sotériologique afin de ne pas se référer seulement au « Christ en soi »…

Pour la mention Fils de l’Homme : cette expression est peut-être plus complexe qu’elle ne le semble… Ces termes « Fils de l’homme » sont souvent repris dans les milieux apocalyptiques juifs. Le Livre de Daniel atteste par exemple cet usage : « Voici, venant sur les nuées du ciel, comme un Fils d’homme » (7, 13). Le caractère, sinon divin du moins transcendant du Fils de l’homme, apparaît nettement …

Est-ce à dire pour autant qu’il s’est immédiatement identifié avec le Fils de l’homme, figure apocalyptique céleste évoquée dans le prophète Daniel ? Après un décodage précis des différentes séries de textes  angéliques sur le Fils de l’homme, J. Guillet souligne l’écart voulu entre Jésus au moment où il parle, et le Fils de l’homme dont il parle. Non pas qu’il s’agisse d’un autre personnage, mais « il est strictement vrai que Jésus n’est pas, au moment où il parle, le Fils de l’homme qui doit venir sur les nuées du ciel. Avant que cette vision ne se réalise et pour qu’elle puisse se réaliser, il faut que Jésus accomplisse sur la terre l’œuvre que Dieu lui a confiée », Compte tenu de cette nuance capitale, l’expression mystérieuse « Fils de l’homme » nous donne une lumière sur la manière dont Jésus se comprenait lui-même : «Jésus paraît bien avoir trouvé dans cette figure l’expression la plus nette de sa mission et de son existence. Figure céleste, elle dit bien son origine ; figure apocalyptique, elle ne devient réelle que par son accomplissement sur la terre ; figure venue d’un prophète et tracée par Dieu, elle exprime un destin donné d’en haut ; figure vide, elle est faite pour contenir une existence ; figure eschatologique, elle annonce la transformation du monde et le Royaume de Dieu [8]». Parler du Fils de l’homme à son sujet, c’est pour Jésus une autre manière de dire que « ici il y a plus que Jonas (…) plus que Salomon» (Mt 12, 41-42).[9] »

Et comme l’écrit Jürgen Moltmann, cette expression nous montre « un homme qui représente la totalité, qui accomplit la vocation de l’homme à être à l’image de Dieu et qui, par là, révèle le Dieu qui a l’aspect d’un homme »[10].

Quels que soient les termes dont nous nous sentons proches, n’oublions pas que « Le Nouveau Testament nous propose tout un éventail de titres décernés à Jésus : chacun a son originalité et la complémentarité de tous est nécessaire pour exprimer en vérité l’identité unique de cet homme. [11]»

Enfin, il faut considérer que ces aspects du messianisme juif : royal, prophétique et sacerdotal fondent les trois munera : prêtre, prophète et roi.

Par conséquent, nous pouvons conclure avec B. Sesboüé, qu’il faudra « la Résurrection, signature de Dieu posée sur la vie de Jésus et confirmation de tout ce qu’il prétendait être en langage de puissance divine, (…). Le titre de « Christ » va devenir comme un nouveau nom propre de Jésus, celui de « Fils de Dieu» va se charger de tout le poids de la relation filiale vécue jusque dans la mort, et être compris comme l’expression d’une filiation authentique. L’approfondissement constant du contenu de ce titre sera la tâche et l’œuvre de toute la christologie postpascale du Nouveau Testament. [12]»

*****

[1] « Confesser celui-ci comme Christ, c’est de façon équivalente le confesser comme Fils de Dieu, au sens fort. », in Bernard SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, (Jésus et Jésus-Christ N°17), Paris, Desclée, 2000 (1982, 1ère éd.), 284p., p.15.

[2] Walter KASPER, Jésus le Christ, (Cogitatio fidei 88), Traduit de l’allemand par J. Désigaux et A. Liefooghe, Paris, Cerf, 1986 [1976, 1ère éd. pour la traduction française], 284p., p. 51.

[3] B.  SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, p.15.

[4] Bernard SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ. Éléments de christologie fondamentale, (Théologies), Paris, Cerf, 1994, 238p., p. 39.

[5] B. SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, p.14.

[6] B. SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, p.14-15.

[7] B. SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ., p. 32.

[8] J. GUILLET, Jésus devant sa vie et sa mort, Paris, Aubier, coll. «Intelligence de la foi », 1971 ; DDB 1991, 2è  éd. p. 151, 155.

[9] B. SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ., p. 35.

[10]Jürgen MOLTMANN, Jésus le messie de Dieu,  Les éditions du Cerf, 1993 p. 34.

[11] Bernard SESBOÜÉ, Jésus-Christ dans la Tradition de l’Église, (Jésus et Jésus-Christ N°17), Paris, Desclée, 2000 (1982, 1ère éd.), 284p., p.13.

[12] Bernard SESBOÜÉ, Pédagogie du Christ., p. 42.

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