Les lectures de ce jour sont exceptionnelles.
D’abord l’épisode de cette veuve, dont la fille est « tourmentée par un démon » (kakôs daimonizetai). Les disciples sont indisposés par ses cris et demandent à Jésus de la congédier en répondant à sa demande si nécessaire. Ce n’est pas la miséricorde qui les motive, mais seulement le désir que cette femme leur « foute la paix ». Jésus leur répond qu’il n’a pas à s’occuper de cette femme : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ! ».
Est-ce que la femme entend ? En tout cas elle ne lâche pas, s’accroche à Jésus (Elle se prosterne : une occurrence chère à Matthieu, 15 fois contre 2 en Marc, 3 en Luc et 7 en Jean) : « Seigneur aide-moi ! ». La réponse de Jésus est dure, choquante, et veut sans doute l’être : « Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens ! » Cette femme pourrait se sentir humiliée et s’en aller désespérée. Elle s’accroche au contraire, admet sa situation de petit chien : « Oui Seigneur ! » et réclame seulement les miettes qui tombent de la tables des enfants. Au moins une miette suffira à guérir sa fille.
Cette femme anonyme, païenne (cananéenne), représente les non juifs dans cet épisode. Il est bien évident, au regard de tout le NT, que Jésus a en vue la rédemption du monde, une espérance qu’il reçoit de la tradition de son peuple. Mais cela doit nécessairement passer par Israël, dont la rédemption conditionne celle du reste de l’humanité. Il l’affirme fortement cette vérité dont il a bien conscience : « Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël ! ». Cette femme doit le reconnaître, et elle le fait. Elle ne demande qu’une miette, qui suffira à guérir sa fille.
Très vite il va se produire une inversion terrible : les chrétiens, d’origine païenne, vont prendre la place des enfants (ou du moins s’imaginer le faire) et reléguer les enfants du maître de maison au niveau des petits chiens. Il en est résulté des siècles de mépris, de persécutions contre le peuple choisi. Non seulement cela, mais les chrétiens, tout particulièrement parmi leurs représentants les plus éminents, les théologiens en particulier et souvent des membres de la hiérarchie, ont adopté une attitude d’orgueil et de suffisance qui a terni le visage de l’Église. Cette dernière se revêtit des fastes d’un triomphalisme qui non seulement fit souffrir Israël, mais où elle s’instaura dans une conscience d’autosuffisance qui l’empêcha d’entrer pleinement dans sa vocation de servante de l’humanité. Certes, et Dieu merci, les témoignages de service d’autrui et de sainteté authentique n’ont pas manqué, mais il est demeuré ce voile d’orgueil sur le visage de l’Église qui n’a pas su reconnaître le peuple d’où lui venait sa richesse.
Les autres lectures de ce dimanche 16 août portent sur le même thème. Elles nous offrent quelques extraits du chapitre 11 de l’épître aux Romains. Nous commençons maintenant à prendre au sérieux ce mystère d’Israël, sans fanfaronner, sachant que nous sommes dépendants de l’accession du peuple choisi à la rédemption pour y entrer à notre tour.
Le passage d’Isaïe, qui mériterait d’être lu en entier, traite aussi de l’insertion des païens dans le privilège d’Israël : ils sont « adjoints » « ajoutés » selon le Targum, inclus dans la même alliance, sans prendre la place ni déloger le peuple élu.
L’heure est venue, pour nous chrétiens d’origine païenne, d’adopter la posture de la Cananéenne, de renoncer à cette auto-glorification trompeuse, dont les récents abus dans l’Église sont une conséquence. Reconnaître de façon existentielle et non seulement notionnelle notre vraie situation vis-à-vis d’Israël doit pulvériser la base du cléricalisme, source de tant de maux.
Jean Massonnet